La polémique autour du supposé bras d'honneur de Paul Pogba reflète aussi la façon dont la couverture de la compétition cède au storytelling, ou à une relation davantage commerciale que journalistique avec les Bleus.
En déclarant à L’Equipe qu’il avait volontairement décidé de ne pas diffuser les images de «ce qui ressemble effectivement à un bras d’honneur de Paul Pogba après le but de Payet […] pour ne pas créer de polémiques inutiles», Florent Houzot, le directeur de la rédaction de BeIN Sports, chaîne qui diffuse l’Euro 2016 en intégralité en France avec TF1 et M6 en co-diffuseurs sur nombre de rencontres, s’est montré doublement honnête. Il a d’abord reconnu l’existence de ce bref moment saisi par une caméra isolée de sa chaîne –instant non diffusé en direct lors de France-Albanie, mais ayant tracé sa route sur les réseaux sociaux par le biais d’une mystérieuse capture d’écran qui laissait planer un doute sur l’authenticité du geste du joueur de la Juventus de Turin (qui le dément de son côté). Et il a ensuite également admis que ce choix assumé se justifiait parce que «nous sommes supporters de l’équipe de France».
Le Parisien, qui s’est procuré l’e-mail que Florent Houzot a envoyé à ses équipes dans le sillage immédiat de France-Albanie pour interdire la diffusion de ces images, a d’ailleurs souligné que celui-ci avait ponctué son message d’un «Allez les Bleus» signifiant bien qu’aucun nuage ne devait planer au-dessus de l’équipe de Didier Deschamps et qu’en quelque sorte, circulez, il n’y avait rien à voir…
Ondes négatives proscrites
Faut-il vraiment s’en étonner ou s’en émouvoir? Après tout –mais c’est également valable pour TF1 et M6–, plus l’équipe de France ira loin, plus les audiences de BeIN Sports seront excellentes et plus l’investissement consenti pour acquérir les droits (colossaux) de cet Euro 2016 seront amortis de manière encore plus satisfaisante. C’est de bonne guerre (économique et psychologique).
Et puis, dans le storytelling de cette équipe de France comme de cet Euro, qui s’écrit sous nos yeux jusqu’au sommet de l’État à travers la présence de François Hollande aux matches des Bleus et l’omniprésence de ses deux ministres des Sports, Patrick Kanner et Thierry Braillard, qui monopolisent les micros du matin jusqu’au soir (mais ils sont invités, alors pourquoi se gêner?) pour nous dire que tout va bien, il n’est clairement pas question, dans le climat actuel, de susciter une polémique mal venue. En se censurant elle-même, BeIN Sports n’a pas voulu, à travers cet incident mineur, troubler la belle atmosphère créée par la qualification de l’équipe de France pour les huitièmes de finale. Et il faut (hélas) l’avouer: il y aura plus de personnes pour donner raison à BeIN Sports que pour dénoncer cette atteinte au droit à l’information puisque dans l’esprit de beaucoup –mais à tort–, un journaliste sportif (d’une chaîne, d’une radio ou d’un journal) se doit d’être un supporter de son équipe nationale.
L’autre jour, une jeune journaliste de LCI (groupe TF1) présentait d’ailleurs son journal des sports avec le maillot de l’équipe de France sur le dos sans qu’elle paraisse se poser des questions sur l’incongruité de cet accoutrement. Thierry Roland n’avait jamais mis non plus, il est vrai, son drapeau bleu-blanc-rouge dans sa poche, et tant pis parfois pour la déontologie ou la mise à distance des événements.
S’il est évidemment permis de relativiser les critiques portées envers un joueur sur un seul match ou un geste d’énervement, le quotidien L’Equipe s’est d’ailleurs retrouvé cloué au pilori des réseaux sociaux parce que le journal a osé consacrer ses unes des 13 et 17 juin à «l’inquiétude Griezmann» ou à un Pogba jugé «sur les nerfs» –c’est son droit éditorial le plus légitime– après les matchs contre la Roumanie et l’Albanie. Comme si le fantôme de Knysna n’avait pas été définitivement chassé, toutes les ondes négatives semblent actuellement proscrites autour de cette équipe de France sous peine de représailles immédiates. Et tant pis si l’information doit en prendre un coup, à travers notamment l’élimination à l’écran des supposés états d’âme de Paul Pogba.
Conflits d’intérêts
TF1, BeIN Sports et M6 sont, rappelons-le, des producteurs de spectacle sportif par le biais des droits que les chaînes ont acquis à grands frais et qui sont donc, de fait, partenaires d’un événement qu’elles ne vont pas critiquer, comme elles n’ont aucun intérêt à se mettre à dos des équipes que leur statut d’ayant-droit leur permet de côtoyer dans un accès privilégié. C’est valable pour tous les événements sportifs et toutes les chaînes «officielles» qui, dans ces cas-là, ne pratiquent pas un journalisme forcément très «offensif» (les journalistes de presse écrite ne paient aucun droit, rappelons-le, pour exercer leur métier dans le cadre de ces événements). Lors du dernier tournoi de Roland-Garros, Nelson Monfort, l’intervieweur de France Télévisions, a soigneusement évité, par exemple, d’interroger avec acidité Jean Gachassin, le président de la Fédération française de tennis, pourtant au cœur de bien des polémiques. C’est ainsi et il n’y a presque rien d’anormal dans cette (triste) constatation, puisqu’il s’agit d’une relation commerciale entre deux parties qui est sujette à renouvellement.
Les conflits d’intérêts sont également légion parmi les consultants sportifs à la télévision, mais les chaînes ont pris l’habitude de ne pas s’en émouvoir, et tant pis pour les scribouillards de la plume qui s’en offusqueraient sachant que la presse écrite, en France, n’est pas non plus une oie blanche. Car si BeIN Sports ne peut naturellement pas évoquer le Qatar de façon négative, il n’est pas question non plus pour le Figaro de s’étaler sur les déboires judiciaires de son propriétaire Serge Dassault. La position du groupe L’Equipe, à la fois organisateur et commentateur du Tour de France, n’est pas non plus idéale, c’est le moins que l’on puisse écrire.
On dira dans le cas présent que Florent Houzot a seulement eu tort d’essayer de mettre la poussière sous le tapis car avec les réseaux sociaux, toute fuite, souvent inévitable, se transforme en petite inondation médiatique. Lorsque l’on détient une information, il vaut mieux la diffuser en prenant bien soin de la placer dans son contexte et de façon intelligente. Et c’est donc aussi valable pour les chaînes de télévision…
Yannick Cochennec
Source : Slate
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