Men in black

Afrique. Le continent se lance dans le monde des super-héros. Leurs créateurs se réapproprient les codes du genre en multipliant les références culturelles locales.

 

Comment mettre en valeur des -aspects positifs de l'Afrique sans donner l'impression de taire ou de minimiser les problèmes auxquels le continent est confronté ? Depuis quelques années, plusieurs dessinateurs ont trouvé le moyen de raconter leur continent autrement qu'au travers des menaces terroristes, des ravages du paludisme ou du virus Ebola. Pour y parvenir, ils ont choisi d'exploiter un univers que personne n'avait véritablement exploré jusqu'ici en Afrique : celui des super-héros, monde traditionnellement dominé par des personnages blancs tels que Spiderman, Superman, Batman ou encore Iron Man. Prenant leurs distances avec ces grands classiques du justicier invincible, les artistes se mettent désormais à créer des héros " authentiquement africains ", qui s'appellent Jongo, Eru, Aje, Kwezi, Ireti…

Jongo est le prince des faubourgs de Johannesburg, l'ange gardien de cette métropole sud-africaine à la fois attirante et angoissante de quelque 4,5  millions d'habitants. Sa mission  principale : réparer l'absence de Noirs dans le monde enchanté des super-héros. Mais, comme tous les justiciers, Jongo doit aussi sauver son pays et le continent des plus graves menaces. Il est le personnage central de la toute première série télévisée de super-héros africaine, qui a débarqué le 15  février sur le petit écran.

Tournée et produite en Afrique du Sud, la -série conte les aventures d'un jeune homme qui acquiert des super-pouvoirs en touchant un cristal magique, légué par son père -mineur de fond. Ce cristal va lui permettre de protéger le monde d'une funeste prophétie. L'histoire se déroule en partie au Cradle of Humankind, le site des hominidés fossiles d'Afrique, situé à 50  kilomètres au nord-ouest de Johannesburg et classé en  1999 au patrimoine mondial de l'Unesco.

Avant de tomber sur le cristal magique, Jongo était un jeune homme ordinaire. " Nous avons voulu créer un personnage qui ait une âme -profondément africaine, un super-héros auquel les jeunesses du continent pourraient s'iden-tifier ", explique Gareth Crocker, scénariste et coréalisateur de la série " Jongo " dont les huit -premiers épisodes seront progressivement diffusés sur différentes plates-formes jusqu'en  2017. Du coup, la tenue de Jongo s'en ressent : pas d'amabheshu, ces tabliers zoulous en peau de léopard, ni rien qui puisse le rattacher à une ethnie particulière. Comme tous les jeunes urbains de Johannesburg, il est -souvent en jeans, tee-shirt et baskets.

Dans l'ensemble, d'ailleurs, les super-héros africains sont peu portés sur l'exotisme vestimentaire. A commencer par Guardian Prime, l'un des plus anciens, sorti en  2013 de l'imagination des studios Comic Republic, une start-up d'illustrateurs nigérians. Derrière ce nom moins coloré que celui de Jongo, les -amateurs ont découvert un personnage qui a aussitôt été surnommé le " Superman noir ". Comme le héros de la maison d'édition américaine DC Comics, Guardian Prime porte une cape – la sienne est blanche – et une splendide combinaison en Lycra – verte. Les couleurs du drapeau nigérian. Vous ne verrez donc ce -demi-dieu ni en boubou ni en jupe de raphia.

Les justiciers aiment le Lycra

Du côté des femmes, sa compatriote Ireti est une princesse yoruba, un groupe ethnique d'Afrique de l'Ouest surtout présent au Nigeria. Elle ne porte, comme coquetteries afro, qu'un collier et des bracelets en bois d'ébène. Pour défendre son peuple, qui connut son apogée entre le XVIIe et le XVIIIe  siècle, elle combat en minijupe, cheveux au vent, épée à la main, et vêtue d'une épaulière d'armure -typique de l'Europe médiévale. " Pourquoi faudrait-il que les personnages des bandes dessinées africaines portent nécessairement des vêtements traditionnels ? On peut avoir des noms yorubas comme Aje, Eru ou Avonome, et se battre pour sauver le monde tout en portant du Lycra si l'on en a envie ", s'énerve l'illustrateur Jide Martins, le père de Guardian Prime. Depuis sa première BD, sa start-up Comic -Republic est passée d'une centaine de lecteurs par numéro – uniquement disponible par -téléchargement – à près de trente mille.

Quelle que soit leur parure, ces justiciers -subsahariens n'ont pas révolutionné le genre. Ils reproduisent à peu près les mêmes codes et remplissent la même mission que leurs -homologues occidentaux : faire le bien et sauver le monde. Les seules différences notables, c'est que leurs aventures sont truffées de ré-férences culturelles locales et qu'ils détiennent leurs pouvoirs des forces occultes et de la mytho-logie africaine. Comment, dans ces conditions, expliquer l'engouement dont ils sont l'objet ? " Les gens ont besoin de voir -représentées les -différentes identités culturelles qui composent le monde dans lequel nous vivons. Et la bande dessinée est un excellent moyen pour donner accès à cette diversité ", -estime -Ronald Jackson, coauteur de Black -Comics, Politics of Race and Representation (Bloomsbury, 2013, non traduit).

Pour le dessinateur nigérian Roye Okupe, il s'agit d'" une évolution normale dans un monde dominé par les Blancs ".Ce jeune homme de 30 ans vit aux Etats-Unis après une enfance passée au cœur de Lagos, capitale du Nigeria et agglomération la plus -peuplée d'Afrique avec quelque 21  millions d'habitants. De son exil américain, il a créé E.X.O., un super–héros qui veut rétablir l'ordre et la justice à -Lagoon City, une réplique de Lagos, où l'extrême pauvreté côtoie la plus grande opulence, et dont les habitants vivent sous la menace permanente des groupes djihadistes. L'artiste considère son travail d'abord comme un acte militant : réhabiliter l'image du continent noir.

A défaut de transformer la réalité d'un coup de baguette magique, les super-héros africains veulent apporter de l'espoir à des millions de personnes. Mais comment " donner une image positive de l'Afrique ", comme le souhaite Roye Okupe,quand, sur les 75  millions de jeunes au chômage dans le monde, 38  millions vivent sur le continent africain ? Comment intéresser ces jeunes à l'univers des super-héros, alors que la croissance économique de leurs pays est considérablement freinée par le déficit énergétique ? 620  millions d'Africains n'ont pas accès à l'électricité, soit près des deux tiers de la population de cette partie du monde. " C'est surtout une démarche bâtie sur l'estime de soi, analyse l'illustrateur Jide Martins. Nous essayons de dire que si l'on souhaite faire quelque chose pour améliorer les choses là où on est, alors c'est possible. La seule limite sera celle que vous vous mettrez. "

L'émergence d'un univers de super-héros africains apparaît aussi comme une nouvelle étape dans le mouvement pour l'affirmation, par les Africains, de leurs cultures. Mais l'absence de références culturelles communes peut constituer un obstacle. Prenez Shango, par exemple, le dieu de la foudre yoruba qui apparaît dans toutes les bandes dessinées des studios Comic Republic. Non seulement un Européen n'aura jamais entendu parler de lui, mais beaucoup d'autres Africains non plus.

Développer des produits dérivés

Les super-héros made in Africa peuvent-ils rivaliser avec ceux de DC Comics ou de Marvel ? Peuvent-ils vraiment mettre un terme à l'hégémonie de Batman, Superman, Iron Man, Spiderman ou Captain America ? " Cette -industrie naissante a du potentiel en raison de la possibilité pour les lecteurs de s'identifier aisément aux personnages. Il y a un besoin de renaissance culturelle au sein de la jeunesse africaine, et la BD est en train d'y -contribuer ", -estime Lily Kuo, journaliste spécialiste des marchés émergents, basée à Nairobi, également chroniqueuse pour le magazine Quartz. Mais, ajoute-t-elle, il va falloir deux choses pour que cet -essor se confirme  et devienne un véritable marché : développer rapidement des produits dérivés de ces bandes dessinées, etsortir du périmètre afro-africain.

Pour s'imposer, les illustrateurs ne devront pas se limiter à créer des personnages africains pour les Africains, à conter des aventures qui risqueraient d'être perçues comme folkloriques ou bien-pensantes. " Ce sera la prochaine étape, observe le dessinateur Roye Okupe. Nous devons d'abord faire en sorte de changer le regard misérabiliste que beaucoup portent souvent sur nos pays. "

 

Raoul Mbog

 

(Illustration : Jongo, le justicier des faubourgs de Johannesburg, a débarqué sur le petit écran le 15 février – DR)

 

Source : Le Monde (Supplément Idées)

 

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