Ces « hijabistas » ont fait de YouTube leur terrain de jeux. Cela leur vaut des milliers d’abonnées… et les critiques acerbes de coreligionnaires adeptes d’une vision rigoriste de l’islam. Pas de quoi décourager ces femmes bien décidées à conjuguer foi et féminité.
De certaines, on ne voit que l’œil, soigneusement souligné de noir. Piercings au nez et jeans moulants, d’autres jouent les mannequins, présentant des tenues résolument pointues. Qu’elles viennent de Djakarta, Londres ou Riyad, les « hijabistas » – contraction du mot hijab qui désigne le voile et de fashionista – ont fait de YouTube leur terrain de jeux favori. Leurs chaînes y sont autant de boudoirs virtuels, d’antres consacrés à la beauté, à la mode, au bien-être. Dans leurs vidéos, elles reproduisent à l’envi les gestes de la connivence féminine, s’adressant à leurs milliers d’abonnées comme à autant d’amies intimes auxquelles elles confieraient le secret de leurs yeux charbonneux ou de leurs teints parfaits.
Des chaînes YouTube très populaires
Avec près de 125 000 abonnées, la chaîne d’Asma Farès compte parmi les plus populaires de cette sphère en France. Cette Marseillaise de 36 ans y montre comment se maquiller pour un mariage, une fête religieuse ou une journée de travail, mais aussi comment nouer son foulard à la mode de Dubaï ou en turban. « Esthéticienne et maquilleuse de formation, je connais bien l’univers de la beauté. Avant de devenir youtubeuse, j’ai moi-même été une grande consommatrice de vidéos. Plus j’en regardais, plus je me disais que j’avais quelque chose à apporter », se souvient Asma. Enthousiaste, elle se lance en 2012. « C’est parfois sportif ! Entre le tournage, le montage et la publication, cela m’occupe pratiquement tous les jours », s’amuse Asma.
La vidéo de bienvenue de la chaîne d’Asma Farès
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« Mes abonnées sont friandes de lookbooks, ces vidéos dans lesquelles on présente nos tenues du moment », renchérit Hasna, 32 ans, de la chaîne d’Hasna.B. Blouses vaporeuses portées sur un pantalon ample, robes longues ceinturées à la taille ou tuniques fleuries manches trois-quarts associées à un jean… Les hijabistas optent pour des vêtements fluides mais branchés, qui les couvrent, des chevilles aux avant-bras, sans être informes. Pour se démarquer, les youtubeuses se professionnalisent, faisant de leurs vidéos des écrins toujours plus girly et de leurs chaînes la vitrine éclatante de leur popularité. « Il faut trouver des lieux originaux où filmer, choisir la musique adéquate, référencer chaque article présenté. On peut travailler des heures pour produire une vidéo de cinq minutes », souligne Hasna, installée depuis peu à Singapour avec son mari et ses jumelles.
Un tutorial sur la chaîne d’Hasna. B
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A 28 ans, Mouna Daoudi, de la chaîne Muslim Queens, est elle aussi très active sur la plateforme de partage. Entre présentation de ses favoris du mois, swap – échange de cadeaux surprises – avec d’autres youtubeuses et recettes de cuisine, cette jeune femme d’origine algérienne, titulaire d’un master en informatique gère sa chaîne comme une chef d’entreprise, à Hasselt en Belgique. Pourtant, avec une rémunération d’un dollar (environ 90 centimes d’euro) pour mille vues de la part de YouTube, vivre de sa passion reste une gageure. Mouna, Hasna et Asma sont loin de se verser un salaire. « Cela permet de remplir un Caddie par semaine, tout au plus », résume Hasna. « Gagner de l’argent n’est clairement pas leur première motivation. La logique entrepreneuriale des hijabistas révèle avant tout une volonté d’affirmation de soi, loin du cliché de la musulmane soumise, rappelle Faïza Zerouala, journaliste et auteure de Des voix derrière le voile (éd. Premier Parallèle). Certaines évoquent même la figure de Khadija, la première épouse du prophète Mahomet. C’était une entrepreneuse, qui dirigeait son commerce d’une main de maître, malgré le qu’en-dira-t-on. »
Un voile assumé et revendiqué
Pour continuer de susciter la curiosité, les hijabistas se plient à un cahier des charges précis, se mettant en scène en train de se maquiller, de tester des produits, ou dans des vlogs, ces journaux intimes filmés où l’on dévoile son quotidien. « On y voit leurs appartements, leurs familles. On a l’impression de faire partie de leurs vies, d’être leurs amies », s’emballe Assia, comptable de 28 ans et fan de la première heure d’Asma. « Les hijabistas sont parfaitement représentatives de notre société mondialisée, où chacun s’expose à grands coups de selfie. Il est toutefois intéressant de constater qu’elles produisent une flopée d’images tout en se revendiquant d’une religion qui fuit la représentation », analyse Bruno-Nassim Aboudrar, professeur d’esthétique à la Sorbonne Nouvelle et auteur de Comment le voile est devenu musulman (éd. Flammarion). Un paradoxe d’autant plus étonnant que ces jeunes femmes, qui s’exposent ainsi en un clic, ont souvent longuement mûri leur décision de porter le voile.
En quête de sens après un divorce douloureux, Asma a fait ce choix en juin 2010. Mouna affirme avoir trouvé dans le port du voile un profond apaisement. « Je me suis posé beaucoup de questions. Je me suis mise à prier, à lire, à vouloir en savoir plus sur ma religion. Finalement, j’ai compris que c’est ce qui me manquait pour vivre pleinement ma foi », explique-t-elle. Mais le principe de pudeur qui sous-tend le port du voile islamique n’est-il pas en contradiction avec la mise de scène de soi sur YouTube ? « Absolument pas, répond Mouna. Une femme peut prendre soin d’elle tout en étant croyante. La pudeur ne se réduit pas à un rouge à lèvres, c’est avant tout une façon d’être, un respect de soi et des autres. »
Le « teaser » de la chaîne Muslim Queens
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Conjuguer féminité et modestie, s’épanouir dans son travail comme dans sa vie de famille… Pour nombre de leurs abonnées, les hijabistas du Web sont l’image même de la femme accomplie. « J’ai longtemps douté que l’on puisse tout mener de front. Je pensais qu’il fallait choisir entre mode de vie moderne et respect des traditions. Découvrir ces filles m’a ouvert les yeux. Pour moi, ce sont de véritables exemples », confie Safia, secrétaire de direction de 33 ans.
Une pluie de critiques à affronter
Si les éloges fleurissent sous leurs vidéos, les hijabistas s’exposent aussi à une litanie de remarques acerbes. « On m’a déjà écrit “tu vas aller en enfer” ou “tu salis notre religion” », lance Hasna. « Je surnomme celles qui postent ces réflexions les “imamettes” !, s’exclame de son côté Asma. Elles ont un message très culpabilisant. Elles affirment que nous égarons celles qui nous regardent, que nous les pervertissons. Elles ont l’œil sur tout. Récemment, on m’a vertement fait remarquer que l’on apercevait quelques-uns de mes cheveux dans l’une de mes vidéos. Avant, c’était l’épilation des sourcils qui posait problème », égrène-t-elle, un peu lasse. Hypocrisie ou mauvais esprit ? Ces internautes rigoristes continuent de regarder massivement les vidéos des hijabistas, en cherchant peut-être des conseils beauté sans oser l’assumer. Cette parenthèse frivole serait alors un plaisir coupable dont elles se défendent. Alimenter la polémique, nourrir le débat par des messages bien sentis leur permettrait de se dédouaner, de maintenir à distance ce monde de paillettes qui les fascine autant qu’elles le rejettent.
« Le ressentiment de ces filles est à comprendre comme une désillusion. Elles considèrent qu’en arborant “l’emblème” du volet féminin de l’islam, il convient de se comporter en conséquence. Or elles estiment que les hijabistas ne sont pas à la hauteur des responsabilités morales et de la réserve que l’usage du voile implique », souligne Maryam Borghée, chercheuse au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) et auteure de Voile intégral en France. Sociologie d’un paradoxe (éd. Michalon). « Il ne faut pas se leurrer, cette “police 2.0”, on la retrouve partout sur le Web, tempère Faïza Zerouala. Et dans l’islam, les croyants ont le devoir d’alerter leurs coreli-gionnaires quand ils sont dans le “faux”. Cela s’appelle un “rappel”. Il doit néanmoins se faire en privé et avec tact pour ne pas blesser l’autre. Rien à voir, donc, avec ces blâmes publics destinés à affirmer une hypothétique supériorité religieuse. »
Confrontées à une défiance récurrente à chacune de leurs publications, Mouna, Asma et Hasna optent toutes pour la même ligne de conduite : elles effacent le message et en bloquent l’auteur. « Je suis habituée à ces attaques, elles me laissent indifférentes. Je ne vois pas pourquoi je devrais y répondre et me justifier auprès de gens que je ne connais pas », rétorque Mouna. Pour Maryam Borghée, « le détachement des hijabistas est le signe de la prise en main de leur pratique religieuse. Elles refusent de se laisser dicter leurs conduites car elles ne se sentent pas conditionnées par un système normatif absolu. » Faïza Zerouala confirme : « Pour ces femmes, le voile représente une pudeur qui ne contrevient pas à l’idée qu’elles se sentent pleinement occidentales. Loin d’être antinomiques, ces deux identités se rejoignent, se superposent. »
Leslie Rezzoug
Source : M Le Magazine du Monde
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