Colonel Ould Beibacar : Le Recadrage de la « Mauritanie des colonels »

A mon grand embarras, je ne participe pas aussi souvent que je le devrais aux débats sur les questions brûlantes d’intérêt national.[1]  Mais les derniers événements qui ont mis au devant de la scène un colonel à la retraite ne pouvaient me laisser indifférent, et ce pour une raison bien simple.

 Dans un livre publié il n’y a pas si longtemps, j’ai apporté un témoignage personnalisé sur ma (oh combien modeste) contribution aux efforts qui ont aidé à saper le régime du plus sinistre des colonels de Mauritanie (Ould Taya).  Le livre (voir http://www.edilivre.com/la-mauritanie-ses-colonels-et-moi-20b18431fc.html)  a introduit le concept de « la Mauritanie des colonels » enfantée by the coup d’état-péché originel du 10 Juillet 1978.  Les récents développements et la saga grandissante d’un des colonels de cette Mauritanie—un de ses meilleurs ?–, le Colonel Oumar Ould Beibacar, me poussent–bien volontiers–à (me) suggérer un recadrage de ce concept. 

Dans l’avant-propos du livre, j’avais bien pris le soin de souligner que, «lorsque je me réfère à ‘la Mauritanie des colonels’ il est évident que cela ne constitue pas un réquisitoire contre tous les colonels de la Mauritanie. Je n’ai rien contre les forces armées et de sécurité en tant que telles, ni contre les colonels, bien au contraire. Ma carrière académique a été en partie consacrée à leur donner leurs lettres de noblesse dans un État démocratique où l’armée joue pleinement son rôle régalien au service de l’État et du citoyen.”  J’ajoutais, qu’ayant participé à la “formation de (…) centaines d’officiers, pour la plupart des colonels de différents pays africains, je n’ai que respect pour leur patriotisme et le professionnalisme de leur écrasante majorité. Je ne confonds pas l’écrasante majorité des colonels avec la poignée dont il est question dans le concept de la « Mauritanie des colonels».  L’élucidation méritait, en soi, d’être faite, n’est ce pas? 

Néanmoins,  l’attitude, la conduite (selon des témoignages concordants), le parcours, et surtout les actes (rien moins que chevaleresques paraît-il) que le Colonel Ould Beibacar a posés (y compris ces derniers mois), et qui ont conduit à son arrestation et mise en examen,  méritent que l’on s’attarde, même brièvement, sur leur signification et leur portée dans le conteste actuel du pays.  Ce contexte semble caractérisé par une fuite en avant effrénée, qui rappelle –sans surprise– les dernières années, tragiques, atrabilaires du régime du colonel Ould Taya.  Alors,  l’opiniâtreté de ce dernier dans sa volonté de retarder l’inévitable, cherchait à masquer l’atmosphère de fin de règne fatidique qui finit par avoir raison de ce régime honni de l’écrasante majorité des mauritaniens.   

L’atmosphère qui prévaut en ce moment, avec une montée des périls pour le pays, d’une évidence éclatante pour tous sauf pour ceux qui, n’ayant rien (ou si peu) appris du régime de Ould Taya continuent la même bonne veille politique de l’autruche, est, en effet, à bien des égards, comparable à celle de la Mauritanie des colonels Circa 2005. Les symboles de cette Mauritanie-là étaient les 28 soldats pendus d’Inal, les fosses communes de Sorimalé et d’ailleurs, les déportés par dizaines de milliers, les déchus de leurs nationalité, les humiliés, les exilés, les réfugiés sans papiers ni terres, les citoyens de seconde zone, le déni de l’existence l'abjection qu’est l’esclavage.

Si nous avons, quelque peu, —et avec tant de réluctance– fait face à certains de ces symboles que le Colonel Ould Beibacar a eu l'impudence de nous rappeler, les comportements et attitudes qui prévalent aujourd’hui encore ne sont que le prolongement de cette ‘Mauritanie des colonels’ savamment bâtie et léguée par le colonel Ould Taya et ses compères.  Ce prolongement est particulièrement évident dans cet instinct, cette propension à … arrêter comme on se soulage d’un prurit maléfique, démoniaque.  Comme jadis. Oui, arrêter à tout va. Passons sur le coup d’arrêt apporté à l’expérience démocratique de 2007-2008. Arrêter (ou faire arrêter) ici un match de football ennuyeux, là une émission de télévision à cause d’un journaliste teigneux, arrêter Biram, arrêter Ould Beibacar, arrêter la reconversion des ex-FLAM,  arrêter Ould M’Kheytir, arrêter des hommes d’affaires. Arrêter, toujours arrêter… comme on…se gratte. 

Mais c’est lorsque qu’une atmosphère aussi délétère règne que souvent s’invite, au delà de la lutte bien sûr,  l’espoir et que s’ouvre la fenêtre d’opportunité.  Le Colonel Ould Beibacar porterait-il l’espoir de réhabilitation, de rédemption  de cette ‘Mauritanie des colonels’?  Serait-il la bouée de sauvetage dont la Mauritanie (celle de tous) a bien besoin en ce moment ?

Ayant suivi avec quelque fascination les commentaires du colonel en retraite sur ce qu’une certaine pudeur continue d’appeler « les événements » de la fin de années 1980-début 1990, sur la question Haratine, et une certaine relecture de notre histoire, (et les commentaires qu’ils ont suscités), je ne peux m’empêcher de penser aux écrits de Morris Janowitz et Samuel Huntington,[2] entre autres théoriciens classiques des relations civilo-militaires dans les États comme le nôtre.  Ceux-ci ont fait des réflexions incisives  sur le comportement et les motivations des officiers.  Janowitz en particulier a soutenu que l’appartenance au corps des officiers instille un certain puritanisme éthique et professionnel qui amène les officiers à développer des attitudes et tendances qui les conduisent à s’insurger contre les pesanteurs tribales et communautaires des sociétés dont ils sont issus.  C’est ce sens élevé de la responsabilité et le profond désir de se sentir à la hauteur des responsabilités sociales et politiques, cette adhésion à un code d’honneur qui font que l’Officier « se bat toujours  [sur le champs de bataille]» (ajoutons même à la retraite) pour des idéaux nobles et pour ce qu’il considère comme l’intérêt supérieur de sa communauté nationale. Cette même éthique de professionnels les pousse à se révolter contre les corruptions (au sens le plus large) et la décadence dans leurs pays, et à devenir les champions de la rigueur et de l’honnêteté dans la vie publique. 

 Le défi à la ‘Mauritanie de colonels’ qu’a lancé le Colonel Ould Beibacar s’inscrit sans doute dans cette logique de l’officier blessé dans sa chair de professionnel devant tant de violation de ce qui devrait être le code d’honneur de sa profession par ceux-là mêmes qui devraient l’honorer au prix de leurs vies.  Ce défi est d’autant plus remarquable qu’il survient alors que les opposants politiques les plus farouches à la version courante de la ‘Mauritanie de colonels’ (dont ce devrait être le rôle de continuer la lutte) semblent prêts à baisser les bras, à agiter le drapeau blanc de la capitulation.  Ceux-ci semblent en effet prêts à passer par pertes et profits et l’héritage du ‘passif humanitaire’, et la forfaiture du 6 Août 2008 et tout ce qui s’en est suivi depuis, pourvu que l’incarnation de la Mauritanie des colonels du moment veuille bien ne pas rester au pouvoir comme Chef de l’État au delà de 2019 (suggérant même que  les autres manigances pour empêcher que se réalise une véritable démocratisation du système politique seraient accueillies avec plus de bienveillance).  Il n’est donc surprenant que ladite incarnation de cette ‘Mauritanie des colonels’ n’ait pu laisser passer ce défi cinglant du Colonel Ould Beibacar sans réagir.  Mais nous avons déjà évoqué ce prurit malfaisant. 

Devrons-nous nous résigner à croire que le Colonel Ould Beibacar soit une aberration, une exception?  Assurément, « l’indignation professionnelle » (selon l’expression de Samuel Decalo) qui a été à l’origine de sa décision de ne plus se taire ne peut pas avoir épargné d’autres colonels, d’autres officiers comme lui.  Si les prédictions du professeur Janowitz sont correctes, un grand nombre de ceux-ci doivent être pareillement mortifiés à l’idée de devoir s’accommoder pour toujours de ce que l’institution à laquelle ils s’identifient et vénèrent tant ait été autant souillée, autant avilie par ce qu’une poignée d’hommes a fait cette nuit du 28 Novembre 1990 à Inal (et ailleurs pendant quelques mois) en leurs noms.    La question est de savoir combien d’autres colonels, combien d’autres officiers auront été touchés par cette grâce qui a visiblement touché le Colonel Ould Beibacar au point de le doper d’une telle dose de courage moral.  N’est pas ce courage moral qui semble tant faire défaut de nos jours? 

L’aventure dans laquelle semble s’être lancé le Colonel Ould Beibacar donne l’envie de paraphraser les mots célèbres de l’ancien président américain William Jefferson Clinton lors de son investiture en 1993.  Peut-être bien que pour l’institution à laquelle nous devons la Mauritanie des colonels,  nous pouvons espérer et dire « il n’ y a rien qui soit si ignominieux et tragique qui ne puisse être corrigé, ‘guéri’, et purifié avec ce qu’il y a d’honorable, de juste, et de bon ».  Let’s wait and see.

Pour terminer, que le Colonel Ould Beibacar me permette une objection, cependant. Dans un hommage très mérité (et tout à son honneur) au courage de feu le Capitaine Bâ Seydi, il a comparé le courage et sang-froid exemplaires de ce « guerrier » devant le peloton d’exécution à ceux de Saddam Hussein à l’article de la mort.  Un de ses critiques les plus acerbes a déjà relevé l’incongruité de cette comparaison.  Je suis, quant à moi, préparé à accorder au Colonel plus que le bénéfice du doute, nul n’étant parfait, même pas les héros du moment.  C’est en effet une erreur que de comparer le Courage de Bâ Seydi, que j’ai eu le privilège de connaître et de côtoyer, dont la vie si prometteuse a été coupée court par la vilénie d’un apprenti dictateur, au courage d’un Saddam Hussein.  

Jamais, sans doute, un ex-chef d’État n’a, autant que Saddam (ni un officier, ni un gentleman), mérité l’échafaud, et même l’humiliation infligée par les affidés d’une de ses millions de victimes juste avant de mourir.   Il y a en effet ‘Courage’ et ‘courage’ et donc bien des modèles de Courage qui seraient plus aptes à appuyer cet hommage, encore une fois mille fois mérité, à feu le Capitaine Bâ.  Mon objection est aussi due au fait que, comme cela est bien connu, ceux qui ont inspiré, justifié, planifié, exécuté, et encore aujourd’hui s’échinent à dénier ce dont s’est rendue coupable cette ‘Mauritanie des colonels’ se sont abreuvé à cette fontaine fétide de la suprématie culturelle (ayant pris chez nous une dimension ‘épidermique’) dont Saddam était le chantre, financier et bras armé. C’est, en grande partie, cette idéologie, partie des rives du Tigre et l’Euphrate, impitoyablement dépeinte par un Soudanais comme un « National Arabism », (allusion au National Socialisme et à la solution finale pour les minorités indésirables), qui a rendu possible et justifié tout ce contre quoi le Colonel Ould Beibacar s’est héroïquement insurgé.  

Je ne doute pas que le moment venu il saura reconnaître et corriger cette erreur. 

 

Prof. Boubacar N’Diaye

Politologue.

 

 


[1] Ma seule contribution, titrée « Le Supplice de la Chamelle », il y a déjà si longtemps, a été consacrée au martyr de Biram Ould Abeid (voir http://lecalame.info/?q=node/1568 ).

[2] Voir Morris Janowitz, The Professional Soldier : A Social and Political Portrait, New York, The Free Press, 1961 ; également du même auteur, The Military and the Political Development of New Nations, Chicago, The University of Chicago Press, 1964 ; Samuel Huntington, The Soldier and the State : The Theory and Politics of Civil-Military Relations, Cambridge, Harvard University Press, 1964.

 

 

(Reçu à Kassataya le 29 décembre 2015)
 

Les opinions exprimées dans la rubrique Tribune n'engagent que leurs auteurs. Elles ne reflètent en aucune manière la position de www.kassataya.com

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

 

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page