Lassana Bathily, héros malgré lui

Le 9 janvier 2015, ce jeune Malien devient le « héros de l’Hyper Cacher » en cachant certains otages et en fournissant des informations décisives aux forces de l'ordre. Un comportement exemplaire qui a fait basculer sa vie dans une nouvelle dimension.

Nous sommes le vendredi 9 janvier 2015, mais il n’est pas encore 13 heures. Donc, pour l’instant, ­Lassana Bathily est un homme « invisible ». Pour l’instant, c’est un Malien musulman de 25 ans qui jongle avec les permis de séjour. En France, on ne calcule pas les gens comme ­Lassana Bathily. Arrivé à Paris à 16 ans, il est originaire du village de Samba Dramané, dans un coin du Sahel. Il a grandi au milieu d’un paysage de brousse sans illusion, surnommé la chaudière de l’Afrique. La tradition, chez les Soninké – l’ethnie à laquelle appartient Lassana Bathily –, c’est de ne jamais se plaindre et d’aller chercher son pain ailleurs, parce que leur dieu est ingrat.

En France, leur existence, c’est un grand puits avec, de temps à autre, une petite lumière au fond. Lassana Bathily aurait aussi pu être éboueur ou homme de ménage matinal en entreprise. Comme l’écrasante majorité des 100 000 et quel­ques Maliens de France. Depuis 2012, ce titulaire de deux CAP (carreleur-mosaïste et peintre) est, pour 1 055 euros par mois, l’homme à tout faire de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Il habite un foyer parisien de jeunes travailleurs.

Il est 13 heures. Amedy Coulibaly fait irruption dans le magasin. Ce jeune Français élevé à ­Grigny (Essonne) est lui aussi musulman d’origine malienne – sa famille vient d’un bled situé à 15 kilomètres de Samba Dramané. Amedy Coulibaly assassine quatre personnes et prend le reste de l’assemblée en otage. Bathily, qui travaille au sous-sol, met à l’abri les clients descendus se réfugier puis décide, armé de son seul sang-froid, de s’échapper par la sortie de secours. Dans le monte-charge qui le hisse au rez-de-chaussée, Lassana Bathily n’aura jamais eu une boule aussi grosse dans l’estomac. Aux policiers du RAID qui l’interceptent, il donne le trousseau de clés du magasin ainsi que des informations décisives sur sa configuration afin de préparer l’assaut final et éviter une boucherie.

Un selfie avec Miss Mali

Onze mois plus tard. Lassana Bathily est un homme comme un autre. La preuve, avant de raconter la source de son courage, ses pérégrinations internationales et les hommages en pagaille dont il a fait l’objet, il n’a pu résister très longtemps à l’envie de sortir son téléphone pour montrer son selfie en compagnie de la très engageante N’Gui Diabaté. Il s’illumine comme une étoile. Ce sera la seule fois au cours de l’entretien. ­Mademoiselle Diabaté a été élue, le 28 novembre, Miss Mali France. Lassana Bathily, invité d’honneur, qui faisait partie du jury, a voté pour elle. On n’a pas réussi à savoir s’il en a profité pour récupérer le 06 de la belle – il demeure farouchement secret sur sa vie privée –, mais on sait, selon les relevés de l’applaudimètre, qu’il fut, encore une fois, le héros de la soirée.

Parce qu’il n’y a pas que les filles dans la vie, Bathily a fait part d’un autre énorme motif de fierté qui ne date, lui, que de quelques heures. Il a expliqué comment il s’est rendu, un peu plus tôt dans la journée, à la mairie du XXe arrondissement, finaliser les ultimes démarches administratives pour retirer sa toute première carte d’identité de nationalité française. Faire la queue trop longtemps puis se soumettre à l’œil pervers du fonctionnaire chargé de traquer le document manquant, c’était le genre de petit plaisir qui lui était totalement interdit il y a encore un an. La veille, le dimanche 6 décembre, le Front national est devenu dans les faits le premier parti de France mais, dans un sourire taquin, Lassana a décrété que, désormais, il aurait « moins peur de devoir faire sa valise » pour être renvoyé manu militari au Mali.

Lassana Bathily est espiègle. Mais ce n’est pas son humour qui l’a fait devenir pour toujours « le héros de l’Hyper Cacher ». Une vibrante appellation qui a parcouru l’échine du monde entier. En quelques heures, son existence a basculé de manière aussi brutale que radicale, ça n’arrive jamais, sauf à ­Hollywood. D’ailleurs, même avec sa petite carte plastifiée barrée du liseré République française dans la poche, on peut affirmer qu’il ne sera jamais un citoyen français « normal ». C’est trop tard.

Harcelé par les médias

Lassana bathily se souvient précisément du moment décisif, du tournant de son histoire. A sa sortie de l’hôpital La Pitié-Salpêtrière, où il était placé en observation, il donne sa première interview à BFM TV, qui a eu vent d’un type ayant agi de façon pas banale. Lassana raconte simplement ce qu’il a fait. Factuellement, spontanément, sans les éléments de langage fournis par une agence de com’ et dans un français plutôt balbutiant. Et puis soudain, comme il dit, « ma vie a viré au tournis ». C’est compliqué de se rendre compte à quel point. C’est comme si, après avoir échappé par miracle à une explosion nucléaire dont il n’aurait pas eu le temps de se remettre, il s’était retrouvé propulsé, sans diplôme de la NASA, sur un cratère lunaire. On le sollicite pour des centaines de demandes d’interviews. De Russie, du Brésil, d’Italie, d’Amérique, d’Asie, d’Afrique… Il en refuse 450.

« Je pensais que ça durerait deux jours mais les médias ne l’ont pas lâché pendant très, très longtemps. Il a été harcelé », explique Zaccaria Dembelé, un cousin de Lassana qui fait partie de la mini “task-force” bricolée à la va-vite pour circonscrire le déferlement médiatique. Il y a aussi Abdoulaye Bathily, un autre cousin qui travaille à la mairie d’Alfortville (Val-de-Marne), dirigée par le socialiste Luc Carvounas, un proche de Manuel Valls. Ca peut servir. « Mon père, l’oncle de Lassana, m’a dit : “C’est ta mission de gérer tout ça. Il faut le protéger.” » Des équipes de télés le suivent partout. « C’est devenu disproportionné. Quand nous nous sommes envolés pour le Mali quelques jours après les événements pour mettre un peu de distance entre Lassana et cette folie, des journalistes avaient réussi à prendre le même avion. Je leur ai dit : “Si vous nous suivez jusqu’à son village, je porte plainte” », raconte Denis Mercier, le « parrain républicain » (membre de la Ligue des droits de l’homme, il aide les demandeurs dans leurs démarches de naturalisation) de Lassana Bathily depuis 2007.

“Lassana prouve que, dans une société recroquevillée, chacun peut avoir sa part d’humanité. Il est un être positif au milieu d’une merde noire.”
Michel Royer, documentariste et ami de la famille Bathily

Pour des chaînes d’info dont le job est de produire à la chaîne des barquettes d’histoires sous vide, l’aventure de Lassana Bathily, c’est comme programmer un Walt Disney en prime time. Mais pas seulement. Quand le pays se déglingue de partout, son histoire sécrète comme un antidote pas forcément artificiel. « Tous les ingrédients étaient réunis, analyse le documentariste Michel Royer, visiteur ancien et assidu de Samba Dramané, qui connaît très bien la famille Bathily. Un Malien musulman qui sauve des juifs des griffes d’un terroriste musulman d’origine malienne. Il y a peut-être eu un côté infantile, mais Lassana devient un symbole vivant en cristallisant les espoirs des gens. Il prouve que, dans une société recroquevillée, chacun peut avoir sa part d’humanité. Il n’y a pas de récupération, Lassana est un être humain positif au milieu d’une merde noire. On avait tous besoin de ça. »

Le Français préféré de François Hollande

Quand Miss Mali n’est pas dans les parages, les yeux de Lassana Bathily, à l’ombre d’un léger collier de barbe, sont aussi calmes et placides que ceux d’un sage africain. Il n’en montre rien mais il est moralement épuisé. Son destin peine à relâcher son étreinte. Le lundi qui a suivi la tuerie de l’Hyper Cacher, il a eu sa mère au téléphone. Au Mali, son petit frère de 18 ans, Boubakar, qui était malade, est décédé. Les premières paroles de sa maman tanguaient entre fierté et désespoir : « C’est bien, tu as bien agi, c’est comme ça que je t’ai appris. Mais je serais devenue folle si tu étais mort aussi. » Aujourd’hui, Lassana Bathily habite à 38,5 mètres du Bataclan. Le vendre­di 13 novembre, il est passé devant la salle de concerts vingt minutes avant le début du carnage : il allait boire un verre, place de la République. Après, il n’a plus pu rentrer chez lui – le secteur était bloqué –, alors il s’est caché dans un bar jusqu’à 5 heures du matin de crainte que les journalistes ne le reconnaissent.

Après l’Hyper Cacher, Lassana Bathily s'est vu remettre son passeport français lors d'une cérémonie avec Manuel Valls.

2015, l’année zéro de Lassana Bathily, touche à sa fin. Il était sans doute temps. Depuis janvier, il y a ce flot d’images qui se déversent dans son cerveau, un truc de dingue. Il se souvient de la douceur de la moquette rouge du Jardin d’hiver de l’Elysée et de la voix de François Hollande « Ah ! Voilà mon Français préféré ! » Il se souvient du regard de Mathieu Kassovitz dans les coulisses du « Grand journal » de Canal + : « Ton histoire, c’est un film. » Il se souvient d’un rêve d’enfant enfin exaucé quand, dans la salle de réception du ministère de l’intérieur, le 20 janvier, en direct à la télévision, on lui remet un passeport, symbole de son accession à la nationalité française.

A voir : La cérémonie de naturalisation de Lassana Bathily

Il se souvient de la lumière électrique de la Califor­nie, du centre Simon Wiesenthal, à Los Angeles, qui lui remet la médaille du courage et d’une réception rien que pour lui dans une maison de gens très riches, à Beverly Hills. Il se souvient aussi de lettres d’enfants envoyées par une classe de Corée du Sud. Du tout nouveau proverbe du président Malien Ibrahim Boubakar Keïta : « Coulibaly a jeté le drapeau malien par terre. Et toi, Lassana, tu l’as ramassé. » Du coup de fil de la maison Christian Dior qui lui propose de l’habiller gracieusement. Des remerciements de Benyamin Nétanyahou, le 11 janvier, à la Grande Synagogue de Paris. De John Kerry et des paroles de Barack Obama (« Nous devons nous souvenir de l’employé de ce supermarché, un musulman qui a caché des clients juifs et les a sauvés »), de l’accolade et de la sympathie sincère du maire de New York Bill de Blasio. Du retour au Mali. De la discussion avec l’ambassadeur de France et du projet de château d’eau à Samba ­Dramané : il sera construit l’an prochain. Il se souvient de ces habitants persuadés qu’après le château d’eau il peut faire ériger des routes, amener l’électricité en un claquement de doigts. Superman est noir.

Lire aussi : Lassana Bathily, accueilli avec les honneurs au Mali

On lui a proposé de monnayer ses interviews. Il n’a même pas compris le ­principe. On lui a demandé de donner son avis sur Charlie Hebdo, sur la religion… Et pourquoi pas sur la marche de l’univers aussi ? On lui a soumis l’idée de se lancer dans le merchandising, de commercialiser des tee-shirts à son nom, du genre « Je suis Lassana Bathily ». Il s’est dit que les gens étaient devenus fous. Il est bien embêté, empêtré dans toutes ces sollicitations. Une partie de son corps reste en arrière, c’est sa nature, il est d’une timidité de violette, une autre partie veut aller de l’avant pour profiter de tout ça. Il a la démarche de ceux qui s’avancent sans cesse en terrain inconnu. Il voudrait aller à l’essentiel de ses sentiments mais des pensées contradictoires se bousculent : « J’ai vécu une épreuve dont je me serais bien passé, mais je n’ai pas eu le choix. Je suis devenu un symbole. A moi d’en faire quelque chose de positif. Je le sais, ma vie ne peut plus être comme avant. Mais je suis quelqu’un de ­normal. Tout ce que je veux, c’est être tranquille. Je veux reprendre ma place d’homme ordinaire. La célébrité, ce n’est vraiment pas mon truc. »

« Coulibaly a jeté le drapeau malien par terre. Et toi, Lassana tu l’as ramassé », a exprimé le président Malien Ibrahim Boubakar Keïta, qui a reçu Lassana au Mali.

La célébrité peut être onctueuse ou empoisonnée, mais elle a toujours un drôle de goût. En juin, Libération a exhumé les témoigna­ges anonymes d’otages cachés au sous-sol. Ils minimisent le rôle de Lassana Bathily. Selon maître Patrick Klugman, leur avocat, « Lassana Bathily, qui n’a jamais, lui-même, exagéré son rôle, s’est vu embarqué, de par l’emballement médiatique, dans une histoire assez éloignée de la réalité. Il s’est retrouvé malgré lui investi de pouvoirs ­surnaturels. Il aurait sauvé des vies au détriment de la sienne. Du point de vue de mes clients, c’est vraiment exagéré. Il a eu une action positive même s’il n’a pas permis de sortir les personnes dans la chambre froide. » Alors, à un moment donné, il a fallu s’asseoir et réfléchir à tout ça. C’est vrai… Est-ce que je mérite tout ce qui m’arrive ? Zaccaria, son cousin, est catégorique : « Si lui n’est pas un héros, qui est un héros ? » Abdoulaye, le politique de la famille, réfléchit un long moment : « Il a agi comme un citoyen. Le 13 novembre, il y a eu des centaines de Lassana. » Mais on n’en a pas parlé. Pour Michel Royer, Lassana « s’est comporté en conformité avec son éducation. Les Soninké sont des gens très droits. Pour eux, la dimension collective est capitale, la solidarité ne se discute pas. C’est quelque chose d’à peine compréhensible chez nous. Imaginez : quand ma mère est morte, ils ont fait une collecte. En ce sens, Lassana est très représentatif de cette culture. »

“Ce que j’ai fait, c’était naturel. Je suis juste Lassana. Un héros, c’est quelqu’un d’extraordinaire, comme Nelson Mandela. Un héros, c’est celui qui combat pour la paix.”

Finalement, Lassana a tranché. Son livre à paraître en janvier 2016 est Je ne suis pas un héros ­(Flammarion). « Ce que j’ai fait, c’était naturel. Je n’ai pas caché des juifs mais des hommes. J’ai agi avec mon cœur, un point c’est tout. Je suis juste Lassana. Un héros, c’est quelqu’un d’extraor­dinaire, comme Nelson Mandela. Un héros, c’est celui qui combat pour la paix. » L’avocate de Lassana, Samia Maktouf, qui conseille nombre de victimes du terrorisme, assure : « Le titre de son livre, c’est une réponse, mais Lassana n’est ni dans la justification ni dans le triomphalisme. » Ni dans la transfor­mation de soi. « S’il change, je lui en colle une mais ça ne peut pas arriver », prévient Denis Mercier. D’ailleurs, dans sa vie, si tout a changé, rien n’a changé. « Très vite, il a fallu retrouver des repères très concrets, poursuit son parrain. Avoir un boulot, un appartement. Pour regagner en sérénité. »

Un héros notoire ne semble pas devoir mériter un coup de pouce. Lassana Bathily n’a recueilli aucune aide, d’aucune association. Aucun mécène ne s’est manifesté. Pour être précis, il a bénéficié d’une double collecte de deux associations de réalisateurs, des amis de Michel Royer : 5 400 euros récoltés. Elles ont reçu une lettre de remerciement de Lassana précisant qu’il enverrait une partie de ces fonds pour développer, entre autres choses essentielles, un système d’irrigation à Samba Dramané. Il a fondé son association (lassana-bathily.org). A Paris, la Ville lui a octroyé un logement dont il paie le loyer. Il prend le métro tous les matins jusqu’à porte d’Italie puis le tramway jusqu’au stade Charlety, son nouveau lieu de travail. Un job proposé par la Ville de Paris. Mais on aurait tort de hurler à l’insupportable complaisance. Bathily est adjoint d’animation et d’action sportive au sein de la cellule logistique et technique. En clair, il monte et démonte des portiques sur des stades parisiens. Il gagne 1 400 euros par mois.

La chambre froide de l'Hyper Casher, où une partie des otages a trouvé refuge.

« On lui a mis le pied à l’étrier mais il n’a pas bénéficié de passe-droit, c’était le seul point d’entrée envisageable, explique Mathias Vicherat, directeur de cabinet d’Anne Hidalgo, maire de Paris. Il prend aussi des cours de français. Il progresse. Il est en CDD. Il donne entière satisfaction, on va le titulariser et son horizon professionnel va s’élargir. Dès l’année prochaine, il ira au contact des enfants. Lassana est connu auprès d’eux. On veut leur montrer ce qu’est un héros. Ordinaire et accessible. »

Lassana Bathily n’aime pas réclamer et fait les choses correctement. Mais désormais il regarde droit devant lui, ambitieux, exalté de vies à venir. « Je suis comme tout le monde, je veux avancer, martèle-t-il. La nationalité française, ce n’est plus une fin en soi. Je veux diffuser un message d’espoir auprès des jeunes, leur parler des valeurs transmises par la cellule familiale pour éviter qu’ils soient les cibles des fondamentalistes de toutes sortes. Mon combat vient juste de commencer. » Les Soninké citent ­souvent un proverbe quand ils s’adressent aux Occidentaux : « Vous avez les montres, nous avons le temps. »

Laurent Telo

 

Source : M Le Magazine du Monde

 

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