A l’origine était le secret. Secret de l’enquête, secret de l’instruction, secret bancaire, secret des affaires, secret-défense. « Quand j’appelle à mettre fin à la dictature de la transparence absolue, je défends la République », tweetait Nicolas Sarkozy le 10 novembre 2014.
La République n’est pas vraiment en danger : si la transparence absolue n’est évidemment pas souhaitable, c’est bien plutôt une solide opacité qui règne en France et qui stupéfie les journalistes anglo-saxons de passage – la culture de l’Etat et de ses secrets est bien une spécificité nationale.
Seize journalistes le racontent par le menu dans un livre-manifeste, Informer n’est pas un délit, publié le 30 septembre par Calmann-Lévy (240 p., 17 euros), sous la direction de deux poids lourds de l’enquête, Fabrice Arfi, de Mediapart, et Paul Moreira, fondateur de l’agence Premières Lignes, qui produit l’émission « Cash Investigation » pour France 2. C’est une première. Les journalistes d’investigation ont deux caractéristiques remarquables : ils ont du mal à se supporter entre eux et font un travail considérable avec un ego souvent de la même taille. Ils ont rangé ici les couteaux et ont écrit « ensemble, contre les nouvelles censures » – c’est le sous-titre de l’ouvrage.
« Grimper l’Everest en tongs »
Les journalistes, doivent évidemment répondre de leurs écrits – « c’est la moindre des choses », écrit Fabrice Arfi. Une loi réglemente le droit de la presse, la loi du 29 juillet 1881, qui régit avec minutie les us et coutumes journalistiques. Or, « contourner ce droit pour mieux en cadenasser la liberté est une tendance qui me paraît de plus en plus lourde », note le journaliste. Mediapart a ainsi été poursuivi dans l’affaire Bettencourt pour « recel d’atteinte à l’intimité de la vie privée » parce que le site avait publié les enregistrements clandestins de la milliardaire – expurgés de tout ce qui lui semblait justement une atteinte à la vie privée. La cour d’appel de Versailles a même obligé le site à supprimer des dizaines d’articles – « du jamais-vu dans notre pays depuis la naissance d’Internet ». Détail pittoresque, ces mêmes enregistrements ont été diffusés en public lors des procès Bettencourt et ont servi à condamner huit personnes – dont le gestionnaire de fortune qui poursuivait Mediapart…
« Le journalisme, disait George Orwell, consiste à publier ce que d’autres ne voudraient pas voir publier. Tout le reste n’est que relation publique », rappelle Elise Lucet. Laurent Richard, journaliste pour « Cash Investigation » explique, lui, que casser « le mur des communicants » « c’est un peu comme grimper l’Everest en tongs ». Les gestionnaires de crise, (bien) payés pour déguiser les vessies en lanternes, sont partout. Et méfiants. L’équipe d’Elise Lucet qui enquêtait sur la marque Zara s’est même retrouvée en 2012 nez à nez avec une autre équipe de télé chargée de la filmer, pour le compte d’un cabinet de communication anglo-saxon.
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Il y a plusieurs méthodes pour décourager un journaliste curieux. Couper les vivres publicitaires est simple et efficace. Jacques-Olivier Teyssier, à Montpellier, indique que Georges Frêche avait, en 2010, un budget de communication de 38 millions d’euros. « Nous vous rappelons que tous les articles qui concernent, de près ou de loin, un annonceur du journal doivent être avalisés par la direction », écrivait en 2004 le patron d’un quotidien régional. Hélène Constanty, journaliste indépendante, raconte, elle, comme il est ardu de se frotter au baron niçois Christian Estrosi. Ce n’est pas un mystère : « Je revendique des liens de connivence avec les élus », disait en 2013 le directeur des rédactions de Nice-Matin.
Troisième méthode : on disperse le gêneur, façon puzzle
Deuxième méthode : étouffer l’insolent sous les procédures. Denis Robert, journaliste, écrivain, documentariste, plasticien et solitaire, en sait quelque chose. Il a bataillé pendant dix ans contre Clearstream, la chambre de compensation luxembourgeoise qu’il accusait d’être l’antre du blanchiment mafieux. Denis Robert a essuyé une petite centaine de plaintes et soixante-deux procédures en diffamation avant que la Cour de cassation ne lui donne raison en 2011.
Troisième méthode, plus brutale. On disperse le gêneur, façon puzzle. Menaces de mort, petits cercueils sur le palier, balles envoyées par la poste, mystérieux cambriolages, écoutes illégales : Gérard Davet et Fabrice Lhomme ont, au Monde, fait le tour de la question. Il leur était reproché de s’acharner sur Nicolas Sarkozy, alors que « M. Sarkozy est personnellement cité dans une douzaine d’enquêtes judiciaires et près d’une trentaine de ses proches sont directement visés par la justice » – « cette situation ne saurait nous être imputable », notent les enquêteurs.
Faute d’effrayer les journalistes, on terrorise leurs sources, bientôt « carbonisées » : le photographe officiel de Nicolas Sarkozy a même été surpris par la police en train de « filocher » Gérard Davet pour photographier un contact.
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Plus nouveau, « de nouvelles officines » se servent de la presse pour discréditer nos enquêteurs : Le Journal du dimanche publie un extrait de l’agenda privé de François Hollande pour suggérer qu’il téléguide les deux compères ; Valeurs actuelles donnent leurs rendez-vous à la chancellerie, au pôle financier, au tribunal de Paris… « Nous n’avons pas que des amis dans la corporation », conviennent Davet et Lhomme, mais le bouchon est poussé un peu loin.
« La France est à l’âge de pierre »
Et puis il y a le Front national, évidemment. Martine Turchi de Mediapart se voit depuis 2012 interdire l’entrée aux événements du FN, Abel Mestre et Caroline Monnot, du Monde, sont pistés, photographiés, encerclés dans les cortèges, traités de « pédés de rouge », « journalopes » ; les défilés du parti sont parsemés d’autocollants qui donnent l’adresse personnelle d’Abel Mestre. « Quand tu rencontres un journaliste, gifle-le ! Si tu ne sais pourquoi, lui le sait », disait le FN en 1992. D’autres censures sont plus policées. Mathilde Mathieu, de Mediapart, retrace l’impossible guerre d’usure pour connaître l’utilisation des deniers publics des parlementaires : là encore, « la France est à l’âge de pierre ». Christophe Labbé et Olivia Recasens (Le Point) rappellent que le code pénal interdit même de mentionner le nom d’un fonctionnaire des services de renseignement.
D’autres menaces planent discrètement. La loi Macron n’a finalement pas consacré un « secret des affaires » qui aurait interdit de parler du Mediator ou du scandale des prothèses mammaires, mais, prévient Martine Orange (Mediapart), une directive européenne est à l’étude pour cadenasser les informations – loin des journalistes, des syndicats ou des associations.
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Le livre se clôt par une belle démonstration de Paul Moreira sur l’interdiction faite à tout citoyen d’avoir un accès sérieux aux documents administratifs. Ce droit existe en Suède depuis… 1776, aux Etats-Unis depuis 1966, au Royaume-Uni depuis 2005. En France, la CADA – Commission d’accès aux documents administratifs – explique sans rire, « la communication des documents doit être refusée lorsqu’elle pourrait porter atteinte à l’exercice des activités régaliennes de l’Etat ». Informer n’est certes pas un délit. Il ne faudrait pas que cela devienne un privilège.
Franck Johannès
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Source : Le Monde
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