Le  » de Gaulle africain  » était surtout un poète

Il a célébré la beauté de la femme noire, chanté les voix des koras, exalté le staccato des tam-tams du Congo. Et, en même temps, il fut le premier président élu de la République du Sénégal. Poète. Et chef d'Etat. Ecrivain. Et infatigable défenseur de l'unité africaine. Qui dit mieux ? Personne.

 

Après tout, Mandela n'a jamais revendiqué le titre d'homme de lettres. Quant à Rimbaud, passé du commerce de l'âme au trafic d'armes, avec qui le jeune Léopold, d'abord animiste avant de se convertir au catholicisme, partagea sans doute une " connaissance sauvage " du monde, il n'a guère brillé par ses engagements… Est-ce qu'on demanderait à Leonard Cohen de diriger un pays ? Les perdants magnifiques sortent rarement de l'ENA.

Dans les années 1970, Dizzy Gillespie, trompettiste be-bop dadaïste, brigua aux Etats-Unis la magistrature suprême. La Maison Blanche refusa cette esquisse de swing pour convoler en tristes noces avec un acteur de séries B nommé Ronald Reagan. Sans commentaires. Inutile de désespérer Hollywood. Donc, Léopold Sédar Senghor. Le seul cas de figure au XXe  siècle d'un ciseleur de mots qui décide de prendre à bras-le-corps les maux de son pays en se lançant dans l'arène publique. Il fut le Hugo de l'Afrique. Et le de Gaulle du Sénégal. Excusez du peu. " Je te salue de ton salut de paix, toi, combattant ultime ! ", lui décocha François Mitterrand, lors d'un colloque au Maroc, en  1990. Il pouvait. Ces deux-là pratiquaient le même socialisme littéraire et le même art de la guerre pour voir leurs idées triompher. Ils étaient des hommes de culture qui citaient Marx pour ne pas inquiéter Billancourt ou Dakar, mais se référaient à Teilhard de Chardin dans le texte pour tutoyer la transcendance et amadouer les forces de l'esprit. Léopold Sédar Senghor a installé une idée neuve en Afrique, la démocratie. Et transformé une langue, le français, en un outil d'émancipation culturelle et de résistance face à la mondialisation.

Autant dire que cet homme-là, plus que tout autre, a bousculé les certitudes du Vieux Monde… La poésie aura été son arme. La politique, son champ de bataille. Beau chant d'honneur pour vivre. Il en aura fallu, du désir, de la fougue, de l'honnêteté, de la passion et des hasards transformés en nécessités, pour en arriver là. Au Sénégal, en  1906, être le fils d'une princesse peule et d'un notable catholique, riche, influent et respecté, à la tête de cinq épouses et de quarante et un enfants, ne vous ouvre pas forcément une voie toute tracée.

On l'a nommé Léopold, parce qu'il est un lion. Sédar, car c'est " celui qui ne sera pas humilié ". Tout un programme, qu'il va s'attacher à réaliser… A la fois Peul et Sérère, il sera un sang-mêlé, très vite conscient de la richesse du métissage et du dialogue des cultures. " L'avenir réclame de chaque homme qu'il fasse l'effort d'écouter l'autre sans renoncer à ce qui fonde son identité ", dira-t-il…

Il s'oppose aussi à l'idée enseignée au séminaire que seule existe la culture européenne. " Nous ne sommes pas des barbares, nous sommes des civilisés d'une autre civilisation ", assène-t-il. De telles idées lui barrent à jamais la voie de la prêtrise à laquelle il se destinait. Mais lui ouvre les portes de Paris où il part effectuer ses humanités en  1928, d'abord en hypokhâgne et en khâgne à Louis-le-Grand, où il côtoie Georges Pompidou, futur président de la République, comme lui, avec qui se noue une indéfectible amitié. Senghor découvre qu'il est possible de jeter un pont entre les " classiques " français et la création artistique du continent noir. De ses discussions à l'ombre de la Sorbonne avec Aimé Césaire, qui n'est pas encore le grand écrivain antillais que l'on sait, naît un des concepts les plus révolutionnaires du XXe  siècle, la négritude.

Sage parmi les Sages

" La négritude est la simple reconnaissance du fait d'être noir, et l'acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture ", disent-ils. Premier Africain à avoir décroché l'agrégation de grammaire, l'occupation de la France par les nazis réveille en lui les blessures de la colonisation. Il adhère à la SFIO, ce qui lui permet d'être élu député à l'Assemblée constituante en octobre  1945. Le professeur de lettres s'est mué en un redoutable animal politique qui, sous la IVe  République, est un des piliers de l'Assemblée nationale, ferraillant pour que ses collègues députés prennent conscience de l'éveil de l'Afrique. L'arrivée au pouvoir du général de Gaulle ouvrira la marche vers l'indépendance du Sénégal, dont Senghor devient, le 5  septembre  1960, le premier président de la République élu à l'unanimité par l'Assemblée. A l'ombre d'une Constitution inspirée par celle de la IVe  République française, le Sénégal se lance dans l'aventure de la démocratie.

Pendant vingt ans, Léopold Sédar Senghor tient la barre d'une main ferme. Réélu plusieurs fois à une large majorité, il peut placer son pays sur les rails de la modernité, planifiant l'agriculture et développant l'industrie. A l'agronome René Dumont publiant un essai provocateur intitulé L'Afrique noire est mal partie !, il répond, pragmatique : l'essentiel, c'est que l'Afrique soit partie… Sage parmi les Sages, cas unique en Afrique, il abandonne, le 31  décembre  1980, les rênes du pouvoir à son premier ministre, Abdou Diouf. Il se lance dans son dernier combat : la défense de la francophonie, sorte de communauté spirituelle, gage d'une véritable " civilisation de l'universel ", ainsi que de la résistance à une mondialisation sans âme et sans chaleur humaine.

C'est cet éternel artisan du mot juste que l'Académie française accueillit en son sein le 30  mars  1984. A l'enterrement de cet homme d'exception, fin 2001, à Dakar, il n'y eut ni le président de la République française ni son premier ministre. L'Afrique, elle, ignora cette faute et célébra avec force balafon, kora et tam-tam un de ses " Vieux " qui l'avaient éveillée aux flamboyances du futur.

Yann Plougastel

 

Source : Le Monde

 

 

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