Un génocide avant le génocide

Enjeu symbolique pour les Arméniens, la reconnaissance des massacres de 1915 en tant que génocide, une notion élaborée après la Shoah, pose un problème juridique.

 

Les exigences morales ou démocratiques ne sont pas seulement des principes. Elles doivent s'inscrire dans des institutions visibles, souligne le philosophe allemand Axel Honneth, qui a mis au cœur de son travail la question de la " reconnaissance ". Cette dernière, y compris au sens le plus matériel du terme, est selon lui indispensable à l'exercice de la liberté et de la dignité d'un homme, d'un peuple ou d'un groupe. Une telle constatation explique l'obstination avec laquelle les Arméniens exigent, depuis des décennies, qu'au-delà de la seule reconstitution historique de la tragédie par les historiens, le génocide, dont un million et demi d'entre eux ont été les victimes et dont on célèbre le centenaire le 24  avril – date de la rafle des notables arméniens de Constantinople (ancien nom d'Istanbul)–, soit formellement reconnu par les institutions internationales et par tous les Etats. Ce qui n'est pas le cas actuellement, notamment de la part de l'Etat turc, qui refuse obstinément cette reconnaissance.

La notion de génocide est postérieure à 1915. Le mot est utilisé publiquement pour la première fois en  1944 dans Axis Rule in Occupied Europe (" Le règne de l'Axe dans l'Europe occupée "). Dans une longue méditation sur la catastrophe arménienne et la persécution des juifs, le juriste polono-américain Raphael Lemkin (1900-1959) définit alors le génocide comme l'intention de détruire un groupe en tant que tel. L'historienne Annette Becker, de l'université Paris-X, qui prépare un ouvrage consacré aux Messagers de la catastrophe (à paraître chez Fayard), précise le contexte dans lequel Raphael Lemkin en est arrivé à la notion de génocide  : " Ce qui l'intéressait, c'était la façon dont des individus appartenant à des groupes humains terriblement persécutés se font justice eux-mêmes. "

Les exemples, en effet, ne manquent pas. En  1921, Soghomon Tehlirian, un rescapé de l'extermination des Arméniens, assassine à Berlin Talaat Pacha, l'un des organisateurs du génocide, dans le cadre d'une opération baptisée " Nemesis "   (" vengeance "). En  1926, un juif ukrainien, Samuel Schwartzbard, tue le leader nationaliste ukrainien Petlioura car il le juge responsable des pogroms qui, entre 1917 et 1922, ont abouti à la mort de 100 000  à 150 000  juifs. Pour éviter ces vengeances individuelles, il faut, selon Raphael Lemkin, inventer un nouveau concept juridique. Cet excellent linguiste invente alors un barbarisme volontaire, mélange de grec et de latin  : le terme " génocide " (de genos, " naissance ", " genre ", " espèce ", et du suffixe -cide, de caedere, " tuer ", " massacrer "). "  Lemkin pensait qu'il fallait avoir le sens de ce qui s'est passé pour l'avenir ", explique Annette Becker. Entre 1921 et 1933, il se plonge dans l'étude du massacre des Arméniens, rappelle l'historienne, soulignant à quel point l'étude de l'histoire a été essentielle dans sa démarche, qui consiste à produire une notion d'une valeur universelle.

Les efforts de Raphael Lemkin aboutissent en  1948 à l'adoption, par la toute jeune ONU, de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Son article 2 propose la définition suivante, toujours en vigueur : le crime de génocide "  s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe  ; e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe  ".

Les Arméniens n'attendent pas que l'ONU utilise dans ses textes officiels le terme forgé par le juriste Raphael Lemkin pour le reprendre à leur compte.

Dès le 9  décembre 1945, le mot " génocide " apparaît en effet sous la plume de Schavarch Missakian, dans un éditorial du quotidien en langue arménienne Haratch (" en avant "), fondé en  1925 et paraissant à Paris. Pour l'historien des génocides Yves Ternon, " cet article lie pour la première fois l'acte d'accusation de Nuremberg aux atrocités de 1915, ce qui mettra une vingtaine d'années, jusqu'en  1965, à s'installer au cœur de l'identité des communautés arméniennes ".

Le 24  avril 1965, année du cinquantenaire du génocide, la revendication de sa reconnaissance internationale fait une spectaculaire irruption au cœur de l'URSS. Ce jour-là, à la surprise générale, 150 000 personnes défilent à Erevan, capitale de l'Arménie soviétique, dans le cadre d'une manifestation plus ou moins tolérée par le régime communiste. Paris aussi connaîtra une manifestation de masse, sur les Champs-Elysées, qui donne pour beaucoup le signal d'un " réveil identitaire ". L'Uruguay est le premier pays à reconnaître officiellement le génocide des Arméniens, en  1965. Depuis, ce mouvement de reconnaissance s'est étendu à plus d'une vingtaine d'Etats, dont la France, en  2001. Ce n'est pas le cas de la Turquie, des Etats-Unis, du Royaume-Uni, ni d'Israël.

Du fait que la notion de génocide a été élaborée après le massacre des Arméniens, son application rétroactive pose encore et toujours problème aux juristes et, dans une moindre mesure, aux historiens. En qualifier de " génocide " des événements passés, ne risque-t-on pas de se heurter au sacro-saint principe juridique hérité des Lumières : nullum crimen,nulla pœna sine lege (" ni crime ni sanction sans une loi préalable ")  ? Le philosophe et juriste Cesare Beccaria (1738-1794), dont Gallimard va rééditer en juin Des délits et des peines, soulignait que " les lois seules peuvent décréter les peines pour les délits  ". Encore faut-il que le délit soit clairement établi.

Or, à Istanbul même, des procès furent intentés dès 1919 et 1920 aux militants Jeunes-Turcs orchestrateurs du génocide. Dans le contexte de l'agonie de l'Empire ottoman à la veille de sa chute, les Turcs tentèrent d'apaiser les Alliés, vainqueurs de la première guerre mondiale, en traduisant devant des tribunaux militaires les membres en fuite du Comité union et progrès, responsable des horreurs ayant visé les Arméniens. Un ouvrage coécrit par un spécialiste de l'histoire du génocide, l'Américain d'origine arménienne Vahakn Dadrian, et – fait significatif de l'évolution de la -société civile turque – le sociologue turc Taner Akçam, vient d'en retracerl'histoire à partir de documents nouveaux dans Jugement à Istanbul. Le procès du génocide des Arméniens (L'Aube, 396 p., 26  €).

Mais sur quelle base juridique cette séquence judiciaire pouvait-elle se fonder, bien avant que la notion de génocide n'apparaisse ? " Un tribunal aurait pu juger les responsables sur la base de la violation des droits et coutumes de la guerre, donc sur la notion de crime de guerre ", estime l'historien Jacques Sémelin, auteur de Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides (Le Seuil, 2005). Yves Ternon considère, de son côté, que ces procès, abandonnés dès l'avènement du kémalisme en  1920, sont tout à l'honneur de l'Empire ottoman, qui entendait ainsi se dissocier des crimes commis en son nom par un groupe de politiciens "  proto-totalitaires  "  : "  Pour la première fois dans l'histoire, un tribunal ottoman condamnait des musulmans pour des crimes commis sur des chrétiens. " S'appuyant sur le droit des cours martiales ottomanes, ces procès aboutirent, le 5  juillet 1919, à des condamnations à mort par contumace de quatre des dirigeants Jeunes-Turcs, Talaat, Enver, Djemal et Nazim. Par ailleurs, trois hauts fonctionnaires turcs furent exécutés, Mehmet Kemal, Hafiz Abdullah et Behramzade Nusret.

Même si les derniers survivants et les bourreaux des massacres génocidaires de 1915 ont disparu, la revendication de la reconnaissance comme génocide de cette tuerie de masse constitue un enjeu symbolique pour les Arméniens. L'application rétroactive de cette notion pose désormais un problème plus historique que judiciaire, sauf aux yeux de ceux qui soutiennent que ladite reconnaissance ouvre la voie à des réparations. L'établissement de l'" action concertée " ou de l'" intention criminelle ", indispensable à la définition juridique du génocide, est de moindre importance pour les historiens puisqu'elle ne modifie pas les faits dont ils doivent rendre compte.L'un d'eux, Jacques Sémelin, pense que " le viol, par exemple, n'a été reconnu que très tardivement comme un crime de droit commun, et plus encore en droit international. Or il est pourtant légitime de qualifier de “viol” cette pratique séculaire de l'acte sexuel non consenti. Alors, pourquoi ne pas employer le mot “génocide” pour nommer certains cas de meurtre de masse, y compris dans le lointain passé  ? "

Du reste, l'écueil de la rétroactivité – qui fut opposé aussi au tribunal de Nuremberg – peut être contourné dès lors qu'on observe qu'avant même la mise en circulation juridique du terme de génocide, des textes antérieurs aux événements de 1915 avaient commencé à ébaucher une juridiction internationale en matière de mauvais traitement des civils. Ainsi les Conventions de La  Haye sur les lois et coutumes de la guerre sur terredatent-elles de 1899 et 1907. Elles portaient certes, pour l'essentiel, sur le traitement des prisonniers dans les conflits, mais une clause introduite par le juriste russe Frederic Fromhold de Martens (1845-1909) précisait  : " Les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l'empire des principes du droit des gens, tels qu'ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l'humanité et des exigences de la conscience publique. " Mais le lien est trop lointain  : la " clause Martens " ne sera quasiment jamais invoquée au sujet du massacre des Arméniens.

La mise en place laborieuse d'un droit international et la perception du caractère inouï des crimes de masse commis contre les Arméniens n'en est pas moins en germe dès la fin du premier conflit mondial. La notion de " crime contre l'humanité " apparaît dans une déclaration conjointe de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie, datée du 24  mai 1915, qui évoque les atrocités commises par les Turcs contre les populations arméniennes. Par ailleurs, comme le précise la juriste Sévane Garibian, " les travaux de la Conférence de la paix de 1919 à Paris donnent lieu à l'élaboration du traité de Sèvres – 1920 – . Celui-ci prévoit, en son article  230, la création d'une juridiction internationale pour le jugement des responsables ". Mais la non-ratification de ce traité, l'avènement du nationaliste Mustapha Kemal sur les ruines de l'Empire ottoman et la mise sous le boisseau de la question arménienne par le traité de Lausanne en  1923 (qui prévoit l'amnistie de tous les crimes commis en Turquie entre 1914 et 1922) marque, pour Sévane Garibian, " le lancement de la politique négationniste de l'Etat turc ". D'autant que c'est seulement en  1945, avec Nuremberg, que la notion de " crime contre l'humanité " surgit dans un contexte proprement juridique, et dans le contexte du jugement des atrocités nazies.

Le débat aujourd'hui porte plutôt sur les risques d'une confusion entre l'histoire, la politique et la justice. Certains s'inquiètent de l'extension indéfinie de la notion de génocide. Pour Yves Ternon, cette tendance risque de la vider de son sens. Lui n'identifie que trois génocides au XXe  siècle  : celui des Arméniens, la Shoah et le Rwanda. " On ne retrouve pas souvent la planification et la volonté d'assassiner un groupe en tant que tel ", dit-il. Il fustige l'inflation des genocide studies telles qu'elles se sont développées dans les universités, notamment américaines, à partir des années 1990, dans la foulée des guerres de l'ex-Yougoslavie.

" Le génocide est un mot tombeau, qui désigne le crime des crimes  ", observe Jacques Sémelin, tout en combattant lui aussi la banalisation du concept de génocide. Il rappelle que, " pour certains, le premier génocide ne serait pas celui des Arméniens, mais celui des Herreros – nation en révolte contre le colonisateur allemand du Sud-Ouest africain en  1904 et qui fit l'objet d'une extermination systématique – ". Et il ajoute  : " Quid de la grande famine en Ukraine – dans les années 1930 – , du Cambodge, de la Bosnie  ? Il n'est pasétabli que le génocide soit propre au XXe  siècle. Comme les mots “révolution” ou “démocratie”, ce terme suscite plusieurs interprétations selon les écoles de pensée. "

" Les demandes de reconnaissancedes crimes perpétrés sont aussi des demandes identitaires plutôt qu'historiques, observe de son côté l'historienne de la Shoah Annette Wieviorka. Avec le passage du temps, la distance fait que le contact avec les événements se perd et que quelque chose de l'époque où ceux-ci se sont produits disparaît. L'objet devient autre. " Pour elle, les discussions souvent âpres sur la concurrence des victimes ou l'unicité de la Shoah sont quelque peu dépassées. Souligner la particularité de chaque massacre de masse n'équivaut pas à établir des hiérarchies dans l'horreur, précise-t-elle. Une "  mémoire équitable  " serait donc possible. Nul doute que ce chemin passe par la reconnaissance.

 

Gaïdz Minassian et Nicolas Weill, Gaïdz Minassian et Nicolas Weill

 

Source : Le Monde (Supplément Culture & Idées)

 

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