Fred Swaniker a pensé l'Ala comme une passerelle vers les grandes universités occidentales. Il espère que les "leaders" reviennent un jour en Afrique.
C'est l'école où nous aurions tous rêvé d'aller. Une sorte de sas entre le lycée et l'université, dans une campagne verdoyante à trenteminutes de Johannesburg. Un bâtiment en brique entouré d'une pelouse parsemée de grands arbres. Un phalanstère du savoir, lumineux et accueillant, qui pré- pare l'élite africaine de demain. Deux cents garçons et filles – en nombre égal – qui auront la tête bien pleine et surtout bien faite.Ce jour-là, c'est le moment du "Do it cool". Deux jours peu ordinaires, alors que les examens sont terminés et avant que l'African Leadership Academy, que tout le monde ici appelle Ala (prononcez élé), ne ferme pour les vacances d'été – nous sommes dans l'hé- misphère Sud. Tous sont mobilisés, de la doyenne aux élèves, pour réaliser, seul ou à plusieurs, l'activité dont ils ont toujours rêvé : monter un spectacle, diriger un mini-orchestre, créer un objet… Rien de mieux pour susciter l'inventivité et découvrir que tout est possible.
Les penseurs de demain
La doyenne, Uzo Agyare-Kumi, énergique quadra nigériane, est installée, comme les autres, à une table dans la bibliothèque. Elle s'applique à réaliser une grande carte de l'Afrique en mosaïque. Les travaux seront présentés devant toute l'école. Cette initiative lancée l'an dernier a si bien marché – tous se souviennent encore du lauréat et de sa fabuleuse robe de mariée en papier toilette – que l'expérience a été renouvelée. "Ce n'est pas vraiment une école, c'est un endroit différent, où l'on transmet des valeurs, explique Agyare-Kumi. Nous voulons aider les étudiants à construire leur personnalité. Nous leur inculquons des principes et leur donnons les moyens d'être, demain, les leaders du continent, des chefs de file dans leur domaine, ceux qui entraîneront les autres à trouver des solutions africaines aux problèmes africains. Deux ans, c'est court, mais c'est suffisant pour poser les fondations d'une personnalité avant l'entrée à l'université", assure la doyenne.
Dans le grand hall, on peine à distinguer les professeurs des étudiants : presque tous sont jeunes et décontractés. Les uns et les autres s'enquièrent spontanément de la façon dont ils pourraient vous aider. La réponse à cette "étrangeté" se trouve peut-être sur la feuille de papier collée sur chaque pilier, qui affiche en gros caractères les principes de base de l'école : intégrité, curiosité, humilité, compassion, diversité, excellence. "Ici, le plus important, ce ne sont pas les matières académiques sanctionnées par l'examen de Cambridge et réussi, chaque année, à 99 ou 100 %. C'est tout le reste", souligne Raphaëlle Nemo, jeune et blonde responsable du marketing et seule Française de l'encadrement. L'originalité d'Ala, c'est à la fois une mentalité, des méthodes d'enseignement innovantes (on travaille en groupe, on apprend à apprendre et comment gérer son temps) et trois enseignements inédits sur le continent : un cours d'études africaines, un de rhétorique et d'expression écrite, et, pièce maîtresse de l'enseignement, l'"entrepreneurial leadership". Une notion quasi intraduisible qui consiste, douze heures par semaine, à donner aux étudiants les clés qui feront d'eux des battants, des leaders dans les sciences, la technologie, les affaires ou la politique.
Sélection
Le projet d'Ala est né en 2003 dans la tête de Fred Swaniker, un Ghanéen, ancien de Stanford et travaillant, en Afrique, pour le cabinet de conseil américain McKinsey. Constatant que les riches familles du continent pouvaient débourser jusqu'à 50 000 dollars par an pour mettre leurs enfants dans les meilleures écoles européenes, il se dit qu'il serait préférable que cet argent reste en Afrique. Encore faut-il que les élèves trouvent un niveau d'études qui leur permette d'intégrer ensuite les grandes universités occidentales et surtout américaines. L'objectif était aussi de leur donner envie de revenir travailler en Afrique. "Il faut stopper la fuite des cerveaux", estimait Swaniker. Rejoint par trois autres directeurs africains de McKinsey, soutenu financièrement par des hommes d'affaires du continent noir et de grosses sociétés américaines, Swaniker recrute vingt professeurs au sein des meilleures universités. L'African Leadership Academy, sorte de prépa africaine, ouvre ses portes en septembre 2008.
A la rentrée 2014, les 200 "leaders", comme on les appelle à Ala, viennent de 44 pays d'Afrique. La sélection est drastique, les élus peu nombreux : 100 par an pour 4 000 candidats. On prend les meilleurs, évidemment, mais pas seulement. On teste leur ouverture d'esprit, leur capacité à travailler en groupe et, par-dessus tout, leur envie de s'impliquer en Afrique et pour l'Afrique. Ala prévoit de former 6 000 leaders dans les cinquante prochaines années. "Les étudiants doivent comprendre qu'Ala ne veut pas créer une élite qui va penser pour les autres, mais former des gens qui peuvent diffuser leur capacité à agir", explique Veda Sunasse, mauricien et " pape" de l'entrepreneurial leadership, qu'il enseignait auparavant à Princeton, aux États-Unis.
Petit morceau d'Amérique
Dès la deuxième année, chacun monte (seul ou en groupe) sa mini-entreprise. Yves cultive des légumes bio qu'il vend aux profs, un élève a installé une photocopieuse (payante) à l'usage de l'administration, un autre est devenu le banquier de tout ce petit monde. Un avant-goût du vrai "business" que certains étudiants mettent sur pied lors de leurs vacances d'été, de retour dans leur pays. Se forger une mentalité d'entrepreneur est l'alpha et l'oméga d'Ala. " Ma première année ici a été un rêve", s'exclame Mariam, 19 ans, tunisienne. "Dans mon pays, le système éducatif est contraignant, nous faisons tous la même chose. Ici, j'ai la liberté de choix. J'ai appris à connaître mes forces et mes faiblesses", raconte-t-elle. Son rêve ? Monter à Tunis une école pour former des professeurs.
Les premiers mois ne sont pas faciles pour les francophones, qui arrivent avec un anglais scolaire. Si l'école est un melting-pot de nationalités, de cultures et de religions, une seule langue prévaut, l'anglais, ou plus exactement l'américain. Ala, c'est un petit morceau d'Amérique sur le sol africain tant par la langue que par la mentalité."Au Burkina Faso, j'étais très active, je parlais beaucoup. Ici, au début, je ne pouvais pas m'exprimer, je ne savais plus qui j'étais", raconte Raïssidatou. "Nous étions des ombres", reprend joliment Rébecca l'Ivoirienne. Tous avouent qu'il leur a fallu quatre mois pour émerger. Sur ce plan, Ala ne leur fait pas de cadeaux : ils doivent se débrouiller. Et y réussissent. L'école mêle éducation et discipline avec des moments de convivialité. Une main de fer dans un gant de velours. Ainsi, deux adultes – un professeur et un administratif – encadrent des groupes de cinq ou six élèves qui se choisissent. Ils leur servent de parents de substitution et déjeunent avec eux chaque jeudi pour parler de leurs problèmes. Les "seconde année" servent aussi de tuteurs aux nouveaux venus.
Entre les matières académiques et le cursus spécifique à Ala, le sport obligatoire et les diverses activités (chorale, échecs, théâtre…), les journées sont longues et le temps libre, l'exception. Les futurs leaders travaillent six jours sur sept, sauf le dimanche, de 7 à 22 heures, dernière collation après deux heures de travail personnel intensif où, après l'appel, ils peuvent rejoindre leurs chambres. On ne choisit pas son "coturne", qui change chaque année, pour obliger l'élève à se frotter à une autre culture africaine. " En vivant ensemble, nous sommes devenus des Africains", constate Rébecca, approuvée par ses camarades.
Mireille Duteil
Source : Le Point Afrique
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