Récemment, à la conférence de rédaction, un chef de service a posé cette question : mais pourquoi sommes-nous avec les sunnites ? Pourquoi, dans la grande bataille stratégico-religieuse qui divise l'islam et ravage le Moyen-Orient, les Occidentaux sont-ils dans le camp des Arabes sunnites contre l'Iran chiite ?
Cette question est au cœur des pourparlers en cours sur le nucléaire iranien – ceux qui se poursuivent à Lausanne.
On rassure le chef de service : le choix de nos alliances ne correspond à aucun parti pris théologique. Dans cette querelle compliquée, les Occidentaux sont neutres. Sagement, ni les Américains ni les Européens ne se prononcent sur le différend qui traverse l'islam : l'affaire de la succession du prophète Mahomet. Leur choix n'obéit pas non plus au seul réalisme – après tout, 90 % des musulmans, et notamment des Arabes, sont sunnites. Avant la révolution iranienne de 1979, celle qui installe la République islamique, les Etats-Unis et l'Europe aimaient tout le monde. Ils entretenaient les meilleures relations avec Téhéran comme avec les grandes capitales du monde arabe sunnite.
Œcuménisme énergétique : on cultivait l'amitié des uns et des autres parce que la plupart de ces pays baignent dans les hydrocarbures. Le grand chambardement vient en 1979. La révolution iranienne instaure une théocratie autoritaire. Elle marche à un cocktail puissant et déstabilisant : nationalisme, anti-impérialisme et prosélytisme subversif d'un chiisme militant. Le tout habille le vieil expansionnisme perse et sa prétention à exercer une forme de prépondérance sur la région.
La révolution se fait contre l'Occident, suppôt de l'ancien régime. Elle cherche à déstabiliser ses voisins arabes, qui prennent peur. A peine née, elle est attaquée par l'Irak de Saddam Hussein, qu'appuient les Etats-Unis, l'URSS, l'Europe et une bonne partie du monde arabe. Ils font fausse route. La révolution va se consolider et se radicaliser dans la guerre (1980-1988). Elle a pris des diplomates américains en otage à Téhéran et, par milices interposées, fait kidnapper des Français et des Américains au Liban. Elle développe des réseaux terroristes, dont la France sera l'une des victimes. Elle appelle à la disparition d'Israël. Elle piétine les libertés publiques à l'intérieur. Pas un très joli tableau d'ensemble.
Subissant les attaques chimiques de l'Irak, l'Iran a relancé un programme nucléaire au milieu des années 1980. En 2003, le régime se sent renforcé : George W. Bush vient de le délivrer de Saddam Hussein, son ennemi intime. Téhéran s'appuie sur les chiites du monde arabe, dont il transforme les milices en véritables armées, au Liban comme en Irak. L'Iran tient à bout de bras son vieil allié de Syrie, le clan alaouite. L'Iran peut compter sur le désir de vengeance des Arabes chiites, longtemps martyrisés par les sunnites. Le Moyen-Orient d'aujourd'hui vit à l'heure de la revanche chiite.
A très gros traits, voilà pourquoi l'Iran est notre " ennemi ". Voilà pourquoi les Occidentaux, et surtout les Etats-Unis, ont resserré leurs alliances traditionnelles dans le monde arabe, notamment avec l'Arabie saoudite, l'un des chefs de file du monde sunnite. Voilà pourquoi certains régimes arabes, d'abord ceux du Golfe, ont voulu contrer la montée en puissance de l'Iran en exploitant l'une des maladies de l'islamisme sunnite radical : le djihadisme, qui menace aujourd'hui de se retourner contre eux. Et, d'une tragédie locale à l'autre, exploitées par les deux théocraties rivales, la sunnite (Riyad) et la chiite (Téhéran), voilà pourquoi la région a sombré dans le chaos sanglant d'aujourd'hui. Comment en sortir ?
Pour Barack Obama, cela passe par une normalisation des relations entre les Etats-Unis et l'Iran. Pourquoi ? Parce que l'Iran n'est pas réductible à son régime et parce que celui-ci est moins monolithique qu'une dictature classique. Il ménage des espaces de liberté politique. Il comprend un groupe réformateur, partisan d'un resserrement des liens avec l'Ouest. Celui-ci est en phase avec une bonne partie de l'opinion du pays, résolument pro-occidentale.
Renouer avec l'Iran
La comparaison entre les deux théocraties, aussi peu respectueuse l'une que l'autre des libertés publiques, n'est pas à l'avantage de la sunnite. En Iran, les églises sont ouvertes, les femmes travaillent, occupent des sièges au gouvernement et au Parlement. Les universités forment des diplômés de qualité – notamment des ingénieurs, dont rien, ni sanctions ni bombardements, n'éradiquera le savoir nucléaire. A Téhéran, on a des architectes, des gens de culture, des cinéastes de renommée mondiale. L'Iran est une société civile diversifiée, informée, fière.
Le 20 mars, à l'occasion du Nouvel An perse, Obama, dans une adresse télévisée aux Iraniens, leur a dit ceci : un accord sur le nucléaire serait une occasion historique pour renouer des relations étroites entre les deux pays. Il fait le pari raisonnable d'une modération du régime iranien sous le choc de l'ouverture économique et diplomatique. Naïveté, lui répond une étrange coalition – Saoudiens, Egyptiens, Israéliens et républicains américains.
Avec un accord sur le nucléaire, Obama table sur l'enclenchement d'une dynamique d'apaisement, qui devrait rassurer les pays arabes et atténuer l'affrontement sunnites-chiites. Il lutte contre le djihadisme sunnite et veut renouer avec l'Iran chiite. La coalition de ses opposants pense, au contraire, qu'un tel accord libérera l'Iran des sanctions qui pèsent sur lui et renforcera ses velléités expansionnistes. Elle ne propose rien, sinon une longue et incertaine bataille. Obama, lui, a le mérite d'avoir une politique.
Alain Frachon
Source : Le Monde
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