Ecrivain voyageur – Tété, un Africain au Groenland

L’Afrique l’a fait naître, le Groenland l’a fait homme. Rencontre avec Tété-Michel Kpomassie, le plus incroyable des écrivains-voyageurs.

 

 

Que faire lorsque l’on a atteint la limite, que l’histoire se termine, que les rêves sont vides ? Faire mine de tourner la page pour ne plus souffrir, rebondir en suivant d’autres lignes de fuite. Tété-Michel a cette chance de n’être pas allé jusqu’au bout de son rêve. Mille étoiles brillent dans ses yeux. Le froid vif ne le fait plus grelotter ni claquer des dents. Il est en lui. Ses dents ne craignent plus les croûtons de glace. Il prend son petit déjeuner d’intestins et de graisse de phoque sans arrière-pensée. «Le Groenland m’a envoûté», dit-il. De son exploit insensé, il a fait sa vie, et sillonne encore le monde pour parler de son livre, best-seller, traduit dans presque toutes les langues européennes. Rarement un auteur aura autant voyagé, après avoir écrit un seul ouvrage !

Sept ans à sortir de l'Afrique

Son histoire est celle d’un jeune adolescent de 16 ans, cueilleur de noix de coco, dans le Togo, sous l’occupation coloniale. Il est séduit par le Groenland, «un pays sans arbres où vivent de vrais hommes». Il n’a qu’une envie : se fondre dans les terres glacées. «Dans mon imaginaire, le froid, c’était la fraîcheur d’une douche." Ce 27 septembre 1966, il n’est plus qu’à un jet de pierre de Thulé, but ultime de son périple, quand il décide de rentrer. Il a mis sept ans à sortir de l’Afrique, et vient de passer seize mois avec les Inuits, partageant leurs misères, leurs peines et leurs joies. «Pour mes compatriotes, je me devais de rentrer pour être le conteur de cette terre glaciale, de soleil de minuit et de nuit sans fin.» Le voyage n’est jamais là où on l’attend. Ce parcours initiatique l’avait métamorphosé, l’appelait à renouer avec le sacré et au réenchantement du monde, ce pour quoi il avait justement fugué. S’il était aventuré dans ce monde lointain, sans esprit de retour, c’est parce que l’enfant y est roi, libre de toute contrainte familiale et traditionnelle. «Cela valait mieux que nos plats mijotés», dit-il en souriant. Il vit chez l’habitant, apprend la langue, pratique l’immersion participative comme le ferait un ethnologue et se familiarise avec les mœurs locales, comme le partage des femmes entre amis ou ce penchant à "tourner en ridicule les gens et les choses» : quelqu’un qui chute, les soupirs d’orgasmes des parents, tout est prétexte à déclencher des crises d’hilarité. Dans les pauvres baraques insalubres, où s’élèvent rarement des cris de joie, la promiscuité est totale, au nom de l’éternel besoin de chaleur animale. «À n’importe quel moment, les enfants chient et pissent partout. […] Arkalouk, 11 ans, se met à quatre pattes dans la chambre à coucher, attrape dans sa bouche et suce la verge de son frère Agangout, 2 ans, debout sur le lit. Au frémissement de l’enfant et à la vue de son sexe en érection, tout le monde rit."

Donnez-nous notre phoque quotidien

Le Groenland des années 60 est en pleine mutation. Un pays d’assistés qui vit d’allocations de l’État danois. Les chasseurs qui deviennent pêcheurs, cela prend du temps. Les chiens qui ne sont plus d’aucune utilité, ne sont plus nourris, se mangent entre eux et s’attaquent aux hommes. Parti pour découvrir le Groenland des chasseurs de phoques, avec des chiens, des traîneaux, des kayaks, Tété-Michel s’aventure, toujours plus au nord, dans une quête qui échappe à ses objectifs, le met face à la réalité sociale. Il déplore la colonisation du Groenland, aussi négative que celle de l’Afrique, accuse la religion chrétienne. «Les Inuits récitaient : Notre Père qui êtes aux cieux, donnez-nous notre phoque quotidien. Or ils vont chasser pour se nourrir et n’attendent pas qu’on vienne leur dire de se nourrir. C’est humiliant, aberrant, infamant.» Ce sont surtout les drames de l’alcool qui lui feront regretter son pays, où les rituels établis en l’honneur des ancêtres jouent un rôle préventif contre l’ivresse – un ensemble de pratiques  absentes du Groenland, alors que les habitants observaient strictement des rites ancestraux. «Ne fabriquant pas eux-mêmes d’alcool, les Inuits ignoraient la notion, ancrée dans nos meurs, selon laquelle cette boisson est un breuvage destiné aux dieux avant d’être à peine humé par les hommes.»

Les icebergs y sont chaleureux

De retour dans son pays natal, l’ordre s’était inversé. «Les adultes m’écoutaient, mon père m’avait pardonné, fier de son valeureux fils.» Tété eut l’idée de publier des extraits des 600 pages de son journal. Le succès fut tel, surtout dans les ministères, les ambassades et les entreprises, qu’il aurait pu fonder une maison d’édition familiale, diversifier le contenu en y insérant des textes de jeunes auteurs. Un autre succès, une conférence au Centre culturel de français Lomé, donnera le coup d’envoi à sa tournée de conférences africaines. La publication de son livre, en 1981, ouvrira un deuxième cycle en Afrique, en Europe et aux USA. «J’étais parti de mon pays pour fuir le poids des croyances et je me suis aperçu à tel point on ne devait pas les oublier.»

Aujourd’hui, son rêve le plus cher est d’aller à Thulé pour y passer le reste de son existence, parmi les vrais Esquimaux. Ils sont chasseurs. C’est dans leur sang, celui de leurs pères. Soif d’inconnu, instinct de nomade du désert ou plutôt «envie de trouver un point fixe qui ne soit pas le Groenland méridional, ni l’Afrique, encore moins l’Europe», les raisons ne manquent pas. Sans doute aussi parce que l’amour des Groenlandais pour leur pays et pour ce qu’ils possèdent prime sur tout, que les icebergs y sont plus chaleureux qu’ailleurs. «Les populations aborigènes leur ont donné une âme. C’est cet animisme que les religions révélées ont écrasé. Quand le Groenlandais communique avec l’iceberg, ce n’est pas le même dialogue que tient un scientifique qui étudie la glace au Spitzberg.» Là-bas,Tété Michel saura où poser son regard. Des sourires immuables illuminent toujours les visages, dans une sorte d’éternité, nulle place pour le passé, ni pour le futur.

Nathalie Lamoureux

 

L’Africain du Groenland par Tété-Michel Kpomassie, Arthaud, 2015, 434 p. 7,90 euros.

 

Source : Le Point Afrique

 

 

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