Embuscade sur la Route de la soie

Il fallait bien que ça explose un jour, mais la déflagration est partie de là où on ne l'attendait pas. La rivalité entre les Etats-Unis et la Chine pour la domination économique du globe a fait, le 12  mars, un détour surprenant par la Grande-Bretagne qui, bravant la fatwa de Washington, a annoncé son intention de rejoindre la nouvelle banque régionale de développement chinoise AIIB (Asian Infrastructure Investment Bank) comme membre fondateur.

 

Epidermique et un peu ridicule, la réaction des Etats-Unis ne s'est pas fait attendre. Un responsable américain, s'abritant derrière l'anonymat, a accusé Londres d'être " dans des arrangements constants avec Pékin ", allégation aussi désuète qu'infamante. Cette indignation fait penser à celle du grand frère bien né mais un peu pingre qui flanque une raclée au chouchou de la famille pour être allé jouer au foot dans le nouveau stade ouvert par les parvenus de l'autre côté de la rue. Malheureusement pour le grand frère, le lendemain, le reste de la fratrie décide d'aller aussi jouer au foot chez les nouveaux riches d'en face. En se pinçant un peu le nez, certes, mais ils y vont. Du coup, le grand frère ne dit plus rien.

C'est à peu près ce qui s'est passé, sur la grande scène de la géopolitique, avec l'affaire de la banque chinoise. Une fois que les Britanniques, censés entretenir une relation privilégiée avec les Etats-Unis, avaient ouvert la brèche en rejoignant l'AIIB, trois autres pays européens s'y sont engouffrés, le 17  mars. Et pas n'importe lesquels : l'Allemagne, la France et l'Italie, les trois premières économies de la zone euro. Pire, après la fratrie, les cousins s'y mettent aussi : l'Australie, qui avait jusqu'ici résisté aux sirènes chinoises pour ne pas affronter les foudres de Washington, devrait annoncer mardi 24 mars qu'elle devient membre de l'AIIB. Et la Corée du Sud pourrait suivre.

Financer des infrastructures

Au-delà des jalousies de famille, cette affaire est importante, pas tant par les divisions qu'elle révèle, et qui ne sont que de circonstance, que par l'erreur de stratégie qu'elle trahit de la part des Etats-Unis.

Lorsque le président Xi Jinping émet l'idée de la création de cette banque, en octobre  2013 au cours d'une visite en Indonésie, les voyants rouges s'allument à Washington et à Tokyo. Ce projet de banque régionale de développement y est perçu comme un signe supplémentaire de la volonté chinoise de mettre sur pied une ossature financière internationale alternative, susceptible de rivaliser avec le système existant, hérité des accords de Bretton Woods de 1944, dont sont issus le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement (BAD). Ce système est contrôlé par les Occidentaux, qui en détiennent les principales parts de vote et les postes clés. Traditionnellement, la Banque mondiale est dirigée par un Américain, le FMI par un Européen, la BAD par un Japonais.

Les pays émergents, et les Chinois en particulier, ont contesté cette domination, qui ne correspond plus à la réalité du poids économique des uns et des autres. Des ajustements ont été négociés. En novembre  2010, un train de réformes permettant une recapitalisation du FMI et une meilleure représentation de la Chine a été adopté. Cette réforme est, depuis, bloquée au Congrès américain par le Parti républicain.

Frustrés, les Chinois ont commencé à monter leurs propres institutions. Fidèles à leur tactique, ils se sont inspirés du modèle occidental, tout en y introduisant leurs propres caractéristiques. Ainsi, l'AIIB peut être vue comme une réplique de la BAD. A une différence près, et elle est de taille : les Japonais ne contrôlent que 15,7  % des parts de la BAD, à peine plus de 30  % si l'on ajoute celles des Américains. La Chine, elle, contrôlera 49  % des parts de l'AIIB. Sous l'appellation multilatérale, l'AIIB sera d'abord un outil chinois.

Agir de l'intérieur

Un outil pour quoi ? C'est là que les analyses des Européens et des Américains divergent. La Chine n'en fait pas mystère : elle veut mettre ses énormes réserves financières au service de projets d'infrastructures (routes, ponts, ports, chemins de fer, aéroports, télécommunications) dont l'Asie a cruellement besoin pour se développer. Le président Xi a souvent exalté son projet de " nouvelle Route de la soie " grâce auquel Pékin déploiera son savoir-faire et ses moyens jusque dans ce que les Chinois appellent l'Asie occidentale, que nous appelons, nous, le Moyen-Orient. L'un des premiers projets financés par l'AIIB devrait d'ailleurs être la ligne de chemin de fer Pékin-Bagdad.

Pour les Américains, c'est une façon pour la Chine de projeter sa puissance à l'extérieur, à l'aide de projets lourds, financés de manière opaque et nuisibles pour l'environnement. A cet argument, les Européens répondent : le meilleur moyen de faire en sorte que ces projets soient réalisés dans la transparence et le respect du droit et de l'environnement, c'est d'en faire partie.

En rejoignant des pays comme l'Inde et Singapour au sein de l'AIIB, ils font le pari d'influer sur sa gouvernance – et de ne pas être exclus de ses marchés. Le fait d'y aller ensemble donne d'ailleurs à la France, l'Allemagne et l'Italie de meilleures chances d'obtenir un siège européen dans les instances dirigeantes.

En bloquant l'évolution du système de Bretton Woods, les Etats-Unis se sont tiré dans le pied. Ils devraient maintenant suivre les Européens et changer de stratégie, en rejoignant eux aussi l'AIIB, une option évoquée par la Chine. Le coup est parti, autant le récupérer : agir de l'intérieur pour imposer les règles de la bonne gouvernance, notamment en nouant des partenariats avec la BAD ou la Banque mondiale, sera plus efficace que de nier la réalité du poids économique de la Chine ou de faire la morale aux Européens.

Sylvie Kauffmann

 

Source : Le Monde

 

 

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