Cher Abderrahmane ou devrais-je commencer par m’écrier d’abord « Avé Sissako ! »
Nous sommes nombreux à être contents pour toi. Nous sommes nombreux à être fiers de toi. A l’heure de la 40e cérémonie des Césars où la France tout entière découvre ton talent indéniable et celui des tiens (le cinéma est affaire de famille), vous avez raflé pas moins de sept Césars, je me flatte d’être un spectateur attentif de ton œuvre cinématographique.
Spectateur n’est pas le terme idoine, je devrais dire aficionado. Et de la première heure. A l’exception de ton premier court-métrage issu d’un travail de fin d’études (Le Jeu, 35 mm, 1989) et d’un autre projet tourné en vidéo, j’ai vu tous tes grands films.
A chaque fois, avec la même allégresse, j’éprouvais le sentiment de retrouver un vieil ami, de griller une cigarette et de vider le fond d’un verre avec lui avant de poursuivre le fil de la conversation entamée des années auparavant. Tiens, où a-t-elle démarré, notre conversation? Tu ne me seras pas d’un grand secours, j’en ai peur.
Etait-ce à Paris dès notre première rencontre, vers 1996, en compagnie de Lieve Joris qui venait de te consacrer un portrait sensible dans son récit de voyage Mali Blues (réédité en 2002, Actes Sud, coll. Babel) ? A Bamako, dix ans plus tard ? Sur le plateau de « Ce soir (ou jamais) » un soir de février 2007 ? Dans le hall de l’aéroport Charles-de-Gaulle ou ailleurs encore ?
Un ouvreur de pistes
Les rencontres se succèdent sans atténuer le piquant de nos dialogues. Nos chemins continuent de se croiser, en Europe comme en Afrique. Nos émotions, notre passion commune pour l’Afrique toute entière et pas seulement la Corne, nos amis en partage font en effet de nous, d’une certaine manière, des proches.
Tu es un ouvreur de pistes, tu as inspiré, tu inspires et tu inspireras une foule de jeunes gens qui ébaucheront à leur tour des scénarios pour inquiéter ou égayer nos existences pas toujours gaies. Comme le personnage de ton sublime Heremakono (2002, Grand prix, Etalon de Yennenga, au 18e Fespaco en 2003), ils se bousculent au portillon pressés d’esquisser des lignes de fuite et de prendre la poudre d’escampette, non pour chagriner leurs vieux parents mais parce que c’est le propre de la jeunesse que de tailler la route et de braver toutes les polices du monde. Je me souviens que tu voulais ériger, à côté de la statue du soldat inconnu, une stèle pour le migrant sans nom ni patrie. Sans te l’avouer, j’ai eu la même idée. Je crois même que j’ai coulé ce monument invisible dans la structure de mon roman Transit (Gallimard, 2003). Assez parlé de moi !
Parlons de toi, parlons de tes films. Il y a moins de deux semaines, dans les pages de l’excellent hebdo dirigé par Eric Fottorino et Laurent Greilsamer (Le 1, n° 43 « Afrique : les visages du djihad », 11 février 2015), je réitérais mon admiration pour tes longs plans aussi panoramiques que poétiques, la saveur de tes silences. Je soulignais surtout ta façon de magnifier les terroirs et les territoires africains. Je vais, cher Abderrahmane, avec ta permission en citer un extrait : « Dans La Vie sur terre (1998), le touchant film d’Abderrahmane Sissako… le spectateur découvre que les habitants du village de Sokolo, aux confins du Mali et de la Mauritanie, n'ont absolument que faire du passage à l'an 2000. »
Avec délicatesse et talent
Et pour cause, ils se préparent à la moisson du riz et aux travaux des champs. Et Sissako de dévoiler avec délicatesse et talent ce qui fait le grain du quotidien sahélien et de ses infimes nuances. C’est dans ce terreau antique que les villageois puisent des forces autrement plus vitales que les mirages du monde virtuel (RFI en l'occurrence) ou les échos d’une mondialisation frénétique qui les ignore…
Dans son dernier opus, Timbuktu (2014) salué à Cannes et sélectionné pour les Oscars, Sissako reprend le même dispositif, signant de facto un grand film sur l’occupation de la célèbre cité sainte par des islamistes… Là encore, l’expérience quotidienne est magnifiée par Sissako qui nous suggère que « s’ancrer dans son milieu, c’est se donner les moyens de résister à l’extrémisme ».
Après Bamako (2006) et Timbuktu, tu ne vas pas t’arrêter en si bon chemin. Tu vas mettre toute ton énergie dans un nouveau film intitulé Mauritanie pour enfin conjurer les démons de l’esclavage. De tes films, on sort ragaillardis et c’est tant mieux ainsi.
Porte-toi bien, grand frère, et embrasse pour moi qui tu sais !
Abdourahman A. Waberi
Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti, il vit entre Paris et les États-Unis où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George Washington University. Auteur entre autres de « Aux États-Unis d’Afrique » (JCLattès, 2006), il vient de publier « La Divine Chanson » (Zulma, 2015).
Source : Le Monde Afrique
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