Tout d'abord, parce que la justice américaine est pragmatique: il n'est pas sûr que les responsables seraient condamnés. Ensuite parce que cela contreviendrait aux principes de la démocratie américaine.
Avec la publication du rapport du Sénat américain sur les actes de torture commis sous la présidence de George W. Bush, les appels se multiplient en direction de la Maison Blanche pour que les responsables soient déférés devant la justice. L'argument, légitime, étant que si les tortionnaires ne sont pas punis, alors rien ne garantit que la torture ne réapparaisse pas un jour.
Ils ont violé la loi, sans aucun doute
Mais Obama a raison de ne pas autoriser de telles poursuites. Il a raison parce que ces poursuites se seraient difficilement soldées par des condamnations, mais aussi pour une question de principe. Sanctionner pénalement un opposant dont les agissements illégaux ont été motivés par des raisons politiques et non personnelles peut représenter une menace contre la démocratie.
Le rapport dit très clairement que les agents de la CIA qui ont torturé des prisonniers, et les plus hautes autorités gouvernementales à avoir autorisé la torture (remontant jusqu'au président Bush) ont enfreint la loi. Une loi fédérale interdit la torture. D'autres textes rendent illégal pour quiconque, y compris des représentants de l’Etat, l'usage de la violence physique contre des individus dans le but d'obtenir des informations. Les Etats-Unis ont aussi ratifié un traité international, la Convention contre la torture, qui interdit la torture et exhorte les gouvernements à remettre les tortionnaires entre les mains la justice.
Dès lors, comment Obama peut-il épargner les tortionnaires? Comme le débat sur l'immigration nous l'a appris, le président jouit d'un large pouvoir discrétionnaire en matière judiciaire. De la même manière qu'il peut décider de ne pas poursuivre en justice des étrangers ayant enfreint nos lois sur l'immigration, il peut décider de ne pas poursuivre en justice des Américains ayant enfreint nos lois sur la torture.
La question est donc de savoir pourquoi Obama a décidé de ménager les tortionnaires. Quand les procureurs –ou leurs patrons– font ce genre de choix, leur principale motivation concerne en général la rentabilité de leurs ressources limitées. Les procureurs n'engagent des poursuites que s'ils pensent pouvoir les gagner. Autrement, ils gâchent des ressources qu'ils pourraient utiliser pour poursuivre d'autres criminels.
Le rapport sénatorial est rempli de preuves accablantes sur un usage généralisé et extrêmement violent de la torture, qui dépasse même les limites prescrites par les juristes du gouvernement, et qui n'a visiblement pas permis d'obtenir d'information valable.
On ne poursuit que quand on pense pouvoir gagner
Malgré ces conclusions, il est peu probable que des procureurs puissent obtenir la moindre condamnation. L'histoire récente peut nous aider à le comprendre. Comme nous l'avons vu avec les morts de Michael Brown à Ferguson et d'Eric Garner à New York, la loi est très protectrice envers les officiers de police accusés d'abus de pouvoir. Un principe qui s'applique aussi aux agents de la CIA.
Bien évidemment, les affaires comportent des différences. On accordera davantage de déférence à un officier de police affrontant un potentiel criminel en pleine rue qu'à un agent passant à tabac un prisonnier enchaîné. Mais certains parallèles peuvent aussi être établis. Les actes de torture détaillés dans le rapport se sont déroulés à l'étranger, parfois dans des zones de guerre, et concernaient des personnes tenant davantage du terroriste endurci que du criminel de droit commun.
Qui plus est, les agents de la CIA s'étaient vu dire par des juristes du gouvernement qu'ils avaient légalement le droit de recourir au waterboarding et à d'autres techniques coercitives. Et ils œuvraient dans le cadre de la sécurité nationale, dans un contexte de grande incertitude quant aux limites de leurs pouvoirs. L'administration Obama a fait usage d'une doctrine juridique, le privilège de secret d’Etat, qui empêche aux victimes de torture d'avancer des preuves de leurs sévices lors de poursuites civiles contre des représentants de l'Etat. Si de telles questions peuvent entraver des poursuites civiles, elles peuvent tout autant entraver des poursuites criminelles.
Les procureurs devront donc faire face à plusieurs normes juridiques protégeant le comportement discrétionnaire des agents et seront dans l'impossibilité de citer un grand nombre de preuves à charge. Ils se retrouveront aussi face aux meilleurs avocats du pays, qui afflueront en masse vers ces affaires médiatiquement très avantageuses et qui passeront leurs enquêtes au crible, à la recherche de la moindre erreur. Les avocats de la défense joueront sur la prescription des faits; menaceront d'humilier des élus, notamment démocrates, en les faisant comparaître et en leur demandant ce qu'ils savaient exactement des méthodes d'interrogation de la CIA. De la sorte, ils feront passer les poursuites contre l'administration Bush pour une chasse aux sorcières partisane. Parallèlement, les procureurs tomberont sur des jurés favorables aux agents de la CIA. Nul besoin d'être un grand psychologue pour savoir qu'un certain nombre de jurés verront d'un bon œil des représentants de l’Etat qui cherchaient à protéger le pays d'une nouvelle attaque terroriste.
Une question de démocratie
D'aucuns ont avancé que les Etats-Unis sont obligés, par le droit international, à poursuivre en justice les individus responsables d'actes de torture. La Convention contre la torture exige en effet que les gouvernements enquêtent sur des cas de torture présumés, mais elle ne les oblige pas à mener des procès perdus d'avance. Et même si c'était le cas, la question de la discrétion procédurale ne fait que reculer d'une case. Les autres pays signataires de cette convention devront décider s'ils se préoccupent suffisamment de la torture pour s'allier et faire pression sur les Etats-Unis pour qu'ils poursuivent les tortionnaires. Ce qui n'est pas près d'arriver, vu que la plupart de ces pays recourent aussi à la torture.
Mais pour Obama, le meilleur argument en faveur de l'inaction reste le principe de non-criminalisation de la vie politique. Ce qui veut dire que vous n'essayez pas d'obtenir des avantages politiques en poursuivant en justice vos opposants –comme font bon nombre de gouvernements dans le monde, quand des dirigeants autoritaires cherchent à subvertir des institutions démocratiques. Evidemment, si un sénateur républicain touche des pots-de-vin ou assassine son secrétaire, il faut que le gouvernement le défère devant la justice. Mais de tels cas concernent une activité criminelle qui n'a rien à voir avec l'intérêt général. Quand un président prend des mesures qu'il pense sincèrement contribuer à la sécurité nationale, et que des représentants de l’Etat lui emboîtent le pas pour les mêmes raisons, alors une initiative visant à sanctionner de tels agissements –qui plus est une tentative d'envergure, impliquant plusieurs procès contre des centaines de personnes– est une réelle menace contre la gouvernance démocratique.
Le problème d'Obama est le suivant: s'il poursuit en justice des responsables républicains pour avoir autorisé des actes de torture, alors le prochain président républicain pourra très bien poursuivre Obama et ses subordonnés pour les multiples actions juridiquement problématiques effectuées durant son mandat –par exemple, l'attaque de drone qui a tué Anwar al-Awlaqi et trois autres citoyens américains. Pour le sénateur républicain Ted Cruz, cette attaque fait partie des 76 actions présumées illégales de l'administration Obama. Pas besoin de croire toutes les accusations de Cruz pour comprendre qu'Obama et ses subordonnés pourraient passer des années sous le radar de la justice si un futur président républicain considérait de telles poursuites comme politiquement pertinentes.
Le danger d'une criminalisation de la vie politique
Et même si un jury n'obtiendra très probablement aucune condamnation d'Obama et de ses représentants, comme il est hautement improbable qu'un jury puisse un jour condamner Bush et ses représentants, le problème demeure que de telles poursuites ont un pouvoir de nuisance extraordinaire. En termes électoraux, la perspective d'une criminalisation de la vie politique est encore plus grave, parce que si vous ou votre patron perdez une élection, non seulement vous devrez dire adieu aux ors de la république, mais, jusqu'à la fin de votre vie, vous risquerez d'être poursuivis par la justice pour ce que vous aurez fait dans le cadre de votre mandat. Ce qui poussera les politiques à des manœuvres d'autant plus extrêmes pour ne jamais quitter leur siège.
Telle est la leçon que nous donnent des démocraties instables –la Turquie actuelle est en le meilleur exemple, où le président Recep Tayyip Erdoğan s'est servi de la justice pénale pour intimider ses opposants. Mais les Etats-Unis ne sont pas en reste.
Au lendemain du scandale du Watergate, le Congrès passait une loi instaurant la création d'une fonction de procureur indépendant –non contrôlé par le président–, un magistrat chargé d'enquêter sur les actes répréhensibles commis par l’exécutif. Tout à tour, ces procureurs allaient faire d'énormes ravages dans les enquêtes sur l'Irangate de l'administration Reagan et sur les scandales du Whitewater, l'affaire Monica Lewinsky et d'autres scandales annexes sous Clinton. S'il est évident que, dans certains cas, de hauts dignitaires avaient enfreint la loi, le Congrès allait finalement abroger la loi sur les procureurs indépendants, tant les torts causés par leurs enquêtes furent pires que les agissements qui en étaient l'objet.
Quelle solution?
La conclusion en est que, cachée dans notre constitution tacite, se trouve une loi instaurant l'impossibilité pour le Congrès de criminaliser certains agissements autorisés par le président pour des motifs de sécurité nationale. Ainsi fonctionne notre système, gouverné par un accord implicite entre les partis et gardant la guerre politicienne dans les clous.
Faut-il en déduire que rien ne puisse être fait pour empêcher le président de contrevenir à la loi? Outre le cas extrême de l'impeachment, la réponse est la suivante: élisez un président qui respectera la volonté du Congrès. Le seul moyen de s'assurer que des dignitaires américains ne recourent pas à la torture quand viendra la prochaine urgence de sécurité nationale consiste à voter pour des présidents qui n'accepteront pas d'y recourir.
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