Payer les femmes pour qu’elles allaitent au sein, ça marche, mais ce n’est pas une raison pour le faire

La Grande-Bretagne élargit une initiative qui propose des bons d'achats aux femmes si elles donnent le sein à leur enfant jusqu'à six mois. Une compensation financière qui interroge la liberté des femmes de disposer de leur corps.

 

 

Il y a pile un an, Jessica Grose de Slate.com disait tout le mal qu'elle pensait d'une initiative britannique visant à pousser les femmes à donner davantage le sein. Une équipe de chercheurs avaient en effet décidé d'offrir 200 livres sterling (252 euros) à des mères de la région du Derbyshire et du South Yorkshire si elles s'engageaient à allaiter leur bébé au sein au moins jusqu'à 6 mois[1].

La démarche avait pour but d'augmenter le taux d'allaitement en Grande-Bretagne (34% des nourrissons de six mois y sont nourris au sein selon des chiffres de 2010) et tout semble indiquer que ça fonctionne.

Le Guardian rapporte en effet qu'après un premier test avec 108 mères volontaires en novembre 2013, l'initiative va être étendue à 4.000 mères prêtes à s'engager à nourrir leur bébé au sein pendant 6 mois, contre un total de 200 livres en bon d'achat, ou 120 livres pour six semaines.

Pourquoi les femmes font-elles ce test?

Le Dr Clare Relton, à l'origine de l'opération, se félicite de ce plébiscite: 

«Depuis plusieurs décennies, la majorité des bébés du Royaume-Uni n'ont pas été suffisamment nourris au lait maternel et malgré de nombreux efforts, cette situation n'a pas évolué. Maintenant, nous devons mener ce test à terme pour savoir si le fait d'offrir des bons d'achat en échange d'un allaitement au sein peut augmenter considérablement notre taux d'allaitement si faible, et s'il peut être une utilisation rentable des fonds publics».

Elle se dit également «ravie face à l'enthousiasme de ces femmes». Ce qu'elle ne précise pas, ce sont les raisons pour lesquelles ces femmes ont répondu à l'appel et surtout pourquoi elles tiennent à respecter leur engagement.

Une mère interrogée par le Guardian confesse: 

«Parfois, je me dis "Tiens, et si je passais au biberon maintenant?", et puis juste après je me dis "Oh mais si je fais ça, je n'aurai pas l'argent dont j'ai besoin pour les soigner", donc ça aide».

Selon les chercheurs, ces mères dépensent ces bons d'achat pour du matériel de puériculture, des jeux ou encore des vêtements pour leurs bébés. On peut imaginer que sans ces 200 livres, elles ne pourraient pas –ou difficilement– en faire l'acquisition.

Elles sont alors confrontées à un cruel dilemme, continuer à donner le sein à leur bébé même si elles ne le souhaitent plus, parce que ça les épuise ou tout simplement parce qu'elles en ont assez, ou faire commes elles l'entendent: passer au biberon, se voir priver de la carotte des 200 livres et donc ne pas pouvoir acheter des choses pour leur bébé.

L'argent fausse le choix

Bien sûr, il y a surement parmi ces femmes des mères qui trouvent une intense satisfaction dans leur fait de nourrir leur bébé au sein et pour qui la gratification financière n'est qu'un bonus. Le problème, c'est qu'à partir du moment où l'on paye des femmes pour donner le sein, il est impossible de savoir si elles le font de bon coeur, et avec plaisir, ou si elles en arrivent à se forcer.

Néanmoins, ce que Jessica Grose redoutait est bien en train de se dérouler: de l'argent public est utilisé pour «soudoyer les femmes» et les contraindre à donner le sein.

Ce même argent public pourrait être utilisé de biens d'autres manières, toujours dans cette même optique d'inciter les femmes à allaiter au sein. Dans les années 70, la Norvège a connu une chute de son taux d'allaitement. Des mesures ont alors été mises en place telles que le congé maternité de 10 mois rémunéré à 100%. Aujourd'hui, 98% des bébés norvégiens sont allaités au sein à la naissance. Au Luxembourg, le code du travail donne droit à 1h30 de pause allaitement rémunérée par jour aux femmes allaitantes et le congé maternité peut être rallongé d'un mois pour les femmes qui allaitent (un certificat médical doit être fourni).

Faut-il de toute façon encourager les femmes à allaiter au sein?

Mais on peut se demander s'il faut encourager les femmes à allaiter au sein. Bien sûr, les femmes qui ont fait le choix d'allaiter doivent être accompagnées dans leur démarche. Elles devraient pouvoir reprendre le travail ET continuer à allaiter ou encore bénéficier gratuitement et aisément de l'aide de conseillères en lactation en cas de problèmes.

Pour autant, quand on parle d'«encourager les femmes à allaiter», implicitement, cela signifie qu'on veut convaincre celles qui n'en avaient pas fait le choix à «retourner dans le droit chemin». Des chiffres sur l'allaitement maternel sont régulièrement relayés dans la presse, et presqu'à chaque fois, il sont assortis d'une forme de jugement. 

Ainsi, quand en octobre dernier, l’Institut national de veille sanitaire révélait qu'un bébé français sur quatre est allaité jusqu'à 6 mois, l'information n'a pas été livrée telle quelle. De nombreux journaux ont titré «Seul un bébé sur quatre est allaité jusqu'à 6 mois», comme si c'était quelque chose qu'il fallait déplorer.

Le fait que l'allaitement soit défini comme «seule manière de favoriser la bonne santé du bébé» et ces six mois comme la durée minimum à atteindre découle directement des recommandations de l'OMS.

Le problème avec les recommandations de l'OMS

Mais comme Titiou Lecoq l'écrivait sur Slate, ces recommandations s'adressent «aux mères du monde entier», englobant ainsi des pays dans lesquels les conditions sanitaires sont déplorables et où donner le sein est effectivement l'un des moyens de faire baisser le taux de mortalité infantile.

En France, l'eau est salubre, les conditons d'hygiène optimales et le climat tempéré: il n'est donc pas vital d'allaiter son bébé au sein. Alors pourquoi déplorer le fait que «SEUL un bébé sur quatre» le soit, comme si cela mettait les trois autres bébés nourris au biberon en danger?

Cela s'applique aussi à la Grande-Bretagne. A l'époque, tous les articles qui avaient traité l'histoire des bons d'achat reprenaient l'information fournie par l'équipe de chercheurs, qui considéraient alors le taux d'allaitement en Grande-Bretagne comme «trop bas». Alors que, dans la mesure où dans le monde, 40% des bébés sont nourris exclusivement au sein, le chiffre britannique de 34% peut sembler tout à fait honorable.

Où était donc l'urgence à pousser les mères britanniques à renoncer au biberon? Les mères qui ont accepté l'échange «le sein contre 200 livres» ne sont en aucun cas à blâmer. Simplement, auraient-elles fait le choix de l'allaitement au sein sans cette incitation financière?

Une liberté biaisée

Je me permets une analogie qui ne plaira pas, mais tant pis. En Inde, le gouvernement veut contrôler la natalité en proposant aux femmes de se faire stériliser contre une compensation financière: 1.600 roupiesn soit 20 euros. Il s'agit donc d'une campagne de stérilisation de masse mais sur la base du volontariat. Et elles sont nombreuses a se porter volontaires. Au moins onze d'entre elles sont mortes à cause des conditions déplorables dans lesquelles les opérations ont été effectuées.

D'après Humans Right Watch, les mesures de stérilisation indiennes sont utilisées de façon disproportionnée auprès des couples pauvres relativement impuissants des régions rurales. En Grande-Bretagne, le test des chercheurs se concentre sur des femmes habitant dans des zones défavorisées, où les mères allaitent moins au sein.

Certes, allaiter son bébé contre de l'argent et se faire stériliser contre de l'argent sont deux démarches radicalement différentes, et les Britanniques n'encourent pas de risques pour leur santé, contrairement aux Indiennes.

Pourtant, dans un cas comme dans l'autre, on introduit une incitation financière qui biaise nécessairement la liberté des femmes de disposer de leur corps.

1 — On emploiera ici systématiquement ici les termes d'«allaitement au sein» ou «maternel» et non simplement d'«allaitement», dans la mesure ou nourrir son bébé au biberon, c'est aussi, techniquement, l'allaiter. 

 

Nadia Daam

 

(Photo : REUTERS/Eduardo Munoz)

 

 

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