Pourquoi Gorbatchev a l’impression d’avoir été trahi par les Occidentaux après la chute du Mur

Vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin, Mikhaïl Gorbatchev, le dernier chef d’Etat soviétique, est toujours considéré comme un héros par les Occidentaux. Mais le sentiment est loin d’être réciproque.

En 2005, déjà, quand je l’avais rencontré à Moscou pour évoquer le 20e anniversaire des réformes qu’il avait engagées, et qui avaient fini par entraîner la dissolution de l’URSS, Gorbatchev avait exprimé sa colère et sa déception face à ce qu’il considérait comme le "complexe de supériorité" des Américains envers la Russie.

De toute évidence, l’attitude hostile qui prévaut aujourd’hui entre les Russes et les Occidentaux au sujet de l’Ukraine ne date pas d’hier.

Il est difficile de trouver des leaders plus différents que Vladimir Poutine et Mikhaïl Gorbatchev. Mais tous deux sont fiers de leur pays et ils ont le sentiment que la Russie n’est pas reconnue à sa juste valeur. Pour reprendre l’expression d’Isaiah Berlin, qui expliquait comment l’humiliation nourrissait la rancœur et le nationalisme agressif, ils sont comme "ces brindilles qui rebondissent quand on leur marche dessus".

Voici ce que me disait Gorbatchev :

Les Américains nous manquent de respect. La Russie est un partenaire sérieux, une nation chargée d’histoire, avec une très grande expérience diplomatique. C’est un pays cultivé qui a énormément apporté à la science.

L’Union soviétique n’était pas seulement l’adversaire mais le partenaire des Occidentaux. Chacun y trouvait un équilibre. Même si les Américains et les Européens avaient signé une charte pour une nouvelle Europe, la Charte de Paris, afin de démontrer qu’un nouvel équilibre était possible, celle-ci a été négligée et certains en ont profité pour étendre leur influence. Alors que nous travaillions à une nouvelle manière d’envisager le monde, les Etats-Unis ont choisi de continuer à établir de nouvelles sphères d’influence. Et tout d’abord lors de la crise yougoslave, quand ils ont fait intervenir l’OTAN pour prendre l’avantage sur les Russes.

Nous étions prêts à bâtir un nouvel édifice pour la sécurité en Europe. Mais après la dissolution de l’Union soviétique et la fin du Pacte de Varsovie, l’OTAN est revenue sur ses promesses. Cette organisation militaire s’est politisée, et s’est donné le droit d’intervenir n’importe où pour des "motifs humanitaires". Nous l’avons constaté non seulement en Yougoslavie, mais aussi en Irak, où cette intervention s’est faite sans aucun mandat ni autorisation des Nations unies.

Tout cela au nom d’une nouvelle vision du monde que j’avais proposée il y a vingt ans et que les Occidentaux s’étaient empressés de saluer.

Comme de nombreux, si ce n'est une majorité de Russes, Gorbatchev a soutenu l'annexion de la Crimée par Vladimir Poutine. Quand les habitants de Crimée ont accepté de rejoindre la Russie, lors d'un référendum considéré comme illégitime par l'Occident, Gorbatchev a évoqué un "moment heureux" et "la volonté du peuple". Le 6 novembre, il a affirmé à l'agence de presse Interfax qu'il est "absolument convaincu que Poutine protège les intérêts de la Russie mieux que quiconque." Il a aussi déclaré que la crise en Ukraine a donné une "excuse" aux Etats-Unis pour s'en prendre à la Russie.

poutine

La chute du Mur de Berlin, 25 ans après

L’amertume de Gorbatchev jure avec son attitude résolument optimiste dans les années qui ont suivi la fin de la guerre froide, comme on peut le constater en relisant les extraits d’une table-ronde extraordinaire entre les chefs d’Etat et de gouvernement qui avaient travaillé de concert en 1989 afin d’unir un monde divisé.

A l’invitation de l’ex-président américain George H.W. Bush, Margaret Thatcher, Mikhaïl Gorbatchev et François Mitterrand s’étaient retrouvés en 1995 à Broadmoor, un hôtel dans le Colorado, afin de partager leurs souvenirs sur les décisions qu’ils avaient prises à l’époque, et les doutes qu’ils avaient eus au sujet de la chute du Mur de Berlin et de la réunification allemande.

Ce qui frappe le plus dans cette conversation, ce n’est pas la possibilité d’une reprise des hostilités entre la Russie et les Occidentaux, mais la crainte exprimée par Margaret Thatcher de voir l’Allemagne dominer l’Europe, une question qui reste évidemment d’actualité en 2014.

Voici quelques extraits de leurs commentaires lors de cette table ronde:

Scepticisme envers Gorbatchev

gorbachev 1989

Mikhaïl Gorbatchev : Lors des funérailles de mon prédécesseur, Konstantin Tchernenko, quand je parlais à George Bush (alors vice-président) ou Margaret Thatcher, je m’adressais aussi aux chefs d’Etat d’Europe de l’Est. Je leur disais : "Je tiens à ce que vous sachiez que nous respecterons désormais les principes d’égalité entre les Etats et de non-ingérence dans la politique intérieure de nos voisins, principes que nous n’avons jamais réellement appliqués jusqu’ici. Vous êtes donc responsables du bon fonctionnement de vos institutions. Nous avons besoin de la perestroïka et nous allons l’appliquer chez nous. Libre à vous d’en faire de même." J’ai expliqué que nous mettions ainsi un terme à la doctrine brejnévienne.

Je dois avouer que mon auditoire s’est montré plutôt sceptique. Ils se sont dit : "Gorbatchev a annoncé une réduction des troupes lors de son discours aux Nations unies. Il parle de réformes chez lui. C’est que ça ne doit pas aller bien fort. Il va apporter quelques améliorations, et puis les choses vont reprendre leur cours en URSS. C’est toujours la même chose avec les Soviétiques."

Pendant mes années au pouvoir, nous avons maintenu le cap annoncé. Nous ne sommes jamais intervenus, militairement ou même politiquement. Quand Gustav Husak, en Tchécoslovaquie, ou d’autres sont venus nous voir, nous leur avons répondu que nous les aiderions dans la mesure du possible mais qu’ils étaient "responsables de la conduite de leur pays".

George H.W. Bush : Quand Gorbatchev parlait de non-ingérence, nous étions sceptiques, sur nos gardes. Nous ne voulions pas donner une raison aux Soviétiques d’intervenir en Europe de l’Est.

Je me souviens d’une visite que j’avais fait en Pologne quand j’étais vice-président. J’étais allé voir le général Wojciech Jaruzelski, qui avait d’ailleurs toujours l’impression d’être votre plus proche allié parmi tous les dirigeants d’Europe de l’Est. Nous avions du mal à jauger du degré de liberté qu’il était disposé à accorder à ses concitoyens. Et je crois que lui aussi.

Les événements en Pologne

François Mitterrand : Ce qui s’est passé en Pologne était très symbolique, mais rien de plus. Les syndicats se sont réveillés avec Solidarność, mais l’Union soviétique n’a jamais cessé de contrôler de la situation, comme elle l’avait fait en Tchécoslovaquie. Ce qui a tout changé, c’était son incapacité à juguler l’énorme vague d’émigration d’Allemagne de l’Est vers la Hongrie et la Tchécoslovaquie, et finalement vers l’Allemagne de l’Ouest. Ca a été la fin de l’URSS.

Si Gorbatchev avait décidé d’employer la manière forte dans les pays sous emprise soviétique, aucun d’eux n’aurait pu résister. Mais il a déclaré qu’il considérait que cette option serait une erreur historique. Dès l’instant où Gorbatchev a annoncé au président de la RDA qu’il n’avait pas l’intention de recourir à la force pour résoudre la crise que traversait le pays, que l’on était entrés dans une nouvelle ère et une nouvelle façon de procéder, ça a été la fin de tout. C’est là que tout a basculé. Le point de rupture n’était ni à Varsovie ni à Prague mais à Berlin Est.

"Si Gorbatchev avait décidé d’employer la manière forte dans les pays sous emprise soviétique, aucun d’eux n’aurait pu résister. Mais il a déclaré qu’il considérait que cette option serait une erreur historique."

 

Les dirigeants communistes allemands sont donc restés communistes mais ils ne dirigeaient plus rien. Ils étaient impuissants face à cette révolution populaire et pacifique. Après, tout s’est écroulé, ouvrant la voie à la réunification allemande, et à une transformation au niveau européen.

La retenue de Bush

156375306

Bush : Quand le Mur de Berlin est tombé, nous craignions que des Russes ne se disent : "Ca suffit comme ça, nous n’allons pas laisser ce joyau de la couronne nous échapper, et nous avons assez de troupes sur place."

Au cours d’une interview que j’avais donnée à la Maison-Blanche, on m’a demandé pourquoi je n’avais pas évoqué la réaction du peuple américain suite à la chute du Mur de Berlin. Les chefs de l’opposition au congrès disaient qu’il était impératif que je fasse le déplacement, et que j’escalade à mon tour le Mur afin de montrer à tous ces étudiants que les Américains étaient à leurs côtés.

J’étais très ému, mais je pensais que ce n’était vraiment pas le moment de provoquer Mikhaïl Gorbatchev ou l’armée russe. Nous étions favorables à la réunification de l’Allemagne depuis le début et nous avions le sentiment que les choses allaient dans le bon sens.

"J’étais très ému, mais je pensais que ce n’était vraiment pas le moment de provoquer Mikhaïl Gorbatchev ou l’armée russe."

Nous avons donc décidé de rien faire d’irresponsable, et d’éviter de nous montrer trop solidaires afin d’éviter que certains ne tentent de renverser Gorbatchev.

Gorbatchev : Nous ne nous faisions aucune illusion sur ce qui pouvait arriver. Nous avions conscience qu’il s’agissait là d’un changement historique radical. Nous savions qu’en suivant le principe de liberté de choix et de non-ingérence en Europe de l’Est, nous empêcherions par la même occasion les Occidentaux de s’immiscer dans le processus en cours.

En ce qui concerne l’état d’esprit du gouvernement soviétique à l’époque, sachez que je n’aurais pu entamer ces réformes de grande ampleur si j’avais manqué de soutiens. Dans les premiers mois de mon accession au pouvoir, j’étais entouré d’un groupe de réformateurs, et nous avons commencé à placer nos hommes, notamment au Politburo et dans les différentes provinces. C’est vers cette époque, en 1986 et 1987, que je me suis dit que nous devions accélérer le processus démocratique. Si nous n’impliquions pas les citoyens, les bureaucrates finiraient par enterrer toutes les réformes. De fait, si nous n’avions pas procédé de la sorte, j’aurais connu le sort de Khrouchtchev. Bien entendu, cela ne s’est pas fait sans heurts.

L’inquiétude de Thatcher au sujet d’une "Europe allemande"

brandenburg gate 1989

Margaret Thatcher : Dès le début, et contrairement à George Bush, j’étais opposée à la réunification allemande, pour des raisons évidentes. Permettre aux deux Allemagne de s’unir placerait le pays en position dominante au sein de la communauté européenne. Les Allemands sont puissants, et efficaces. Nous nous serions retrouvés face à une Europe allemande.

Mais le processus s’est fait de lui-même, quasiment sans consultation des partenaires européens. Cela nous a vraiment surpris. Bien entendu, ma génération se souvient des deux Guerres mondiales que nous avons menées contre les Allemands, et du fait que l’Allemagne reposait sur des principes très racistes sous le régime nazi. Ce qui s’est passé en Allemagne n’aurait jamais pu se produire en Grande-Bretagne.

J’estimais aussi qu’il serait déplacé que l’Allemagne de l’Est, qui était après tout un ennemi, puisse intégrer la communauté européenne rapidement, alors que la Pologne et la Tchécoslovaquie, auprès de qui nous avions combattu, devaient patienter. Ces deux pays auraient dû être libérés en 1945, mais ils avaient subi le joug communiste jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. Aujourd’hui encore, ils ne sont pas suffisamment intégrés et souffrent de mesures protectionnistes.

Bush : Pour être tout à fait franc avec vous, Mme Thatcher, François Mitterrand et moi ne nous sommes pas toujours entendus. Peut-être parce que je ne partageais pas leur inquiétude, eux qui avaient connu deux Guerres mondiales sur leur territoire. Sans doute parce que les Etats-Unis en étaient géographiquement éloignés.

J’estimais en revanche que la réunification allemande était vitale pour les Occidentaux. Que le temps était venu de faire davantage confiance aux Allemands, au regard de ce qu’ils avaient accompli depuis la fin de la guerre.

J’étais également convaincu qu’Helmut Kohl ne ferait pas sortir l’Allemagne réunifiée de l’OTAN, et qu’il se placerait dans le camp des Occidentaux, au lieu d’observer une certaine neutralité à l’égard de l’OTAN et du Pacte de Varsovie, comme le souhaitait M. Gorbatchev. Tout s’est fait bien plus vite que nous le pensions tous, y compris le chancelier Kohl. Le président Mitterrand était au centre de tout ceci…

Mitterrand : La question était de savoir si la réunification était inéluctable, ou s’il ne s’agissait que d’une possibilité.

Permettez-moi de vous restituer le contexte historique qui influençait mes réflexions à l’époque :

Pendant des siècles, les dirigeants français, et ceux du reste de l’Europe, avaient jugé nécessaire de diviser le peuple allemand en fonction de leurs souverains, de leurs princes, de leurs évêchés, de leurs intérêts divergents, en Prusse, en Rhénanie ou en Bavière. Mais l’Histoire est passée par là et le Reich s’est constitué en nation. Ce peuple qui s’était cherché des frontières pendant si longtemps les avait enfin trouvées.

Le premier Reich s’est consolidé entre 1870 et 1919. Puis un second Reich, d’abord victorieux, a été défait. Des millions de personnes sont mortes. La destruction de l’Allemagne elle-même a été extraordinaire. Mais la quête de frontières a continué.

Le premier objectif d’Hitler dans Mein Kampf était de rassembler tous les Allemands, éparpillés dans les Sudètes, en Autriche, et dans des enclaves ethniques partout en Europe. Il pensait à l’origine que déclarer la guerre à l’Angleterre serait une erreur parce que le Reich ne pourrait pas s’y implanter. Mais il y avait des terres à l’Est de l’Ukraine. Hitler s’est donc dit qu’il valait mieux se concentrer à l’Est. Pourtant, une fois arrivé au pouvoir, il a fait exactement l’inverse. C’est à ce moment-là qu’ils ont commencé à perdre. L’Allemagne a été détruite, et de nouveau divisée.

Les Allemands eux-mêmes avaient donc le souvenir d’un siècle de terrible destruction dès qu’ils essayaient de se rassembler. Après la Seconde guerre mondiale, il a donc été possible d’imaginer que l’on pouvait encore diviser l’Allemagne davantage. Charles de Gaulle voulait la scinder en cinq morceaux. Il savait que si l’on examinait l’histoire du pays au cours des siècles précédents, on s’apercevait qu’il avait été fragmenté bien davantage, avec Hanovre, le Wurtemberg, Passau et quelques autres, brièvement passés sous contrôle prussien après la bataille de Sadowa en 1866. Le lien unificateur n’était pas très fort, historiquement parlant.

En dépit de tout cela, et des divisions artificielles avec l’Est d’un côté et l’Ouest de l’autre, quand le Mur de Berlin est tombé en 1989, la nation allemande était une réalité. En termes juridiques, ses frontières étaient reconnues par la communauté internationale. La République démocratique allemande et la République fédérale étaient considérées comme des nations souveraines.

Le problème, en 1989-1990, n’était donc pas de savoir si la réunification allemande était ou non une bonne chose pour la France, même s’il était certainement préférable d’avoir une Allemagne de 60 millions plutôt que de 80 millions d’habitants. Il était plus pratique que l’Allemagne reste scindée en deux.

Mais personne ne pouvait empêcher la réunification. Ni les superpuissances, ni l’armée est-allemande. Il n’y a pas eu de coup d’Etat, ni d’émeutes. Le Mur est simplement tombé. Il y a eu une révolution populaire où les gens de la rue ont imposé leur vision au reste du monde.

C’est en cela que Margaret et moi, qui partagions les mêmes craintes historiques d’une Allemagne réunifiée, différions. J’estimais que c’était un fait accompli sur lequel personne ne pouvait revenir. Dès juillet 1989, je disais que si l’Allemagne le souhaitait un jour, selon un processus démocratique, après un vote universel et pacifique, la réunification deviendrait inévitable. Et c’est ce qui s’est produit.

Au final, la frénésie de réunification n’a tenu compte d’aucun traité. Dans ce processus, chacun avait un point de vue qu’il considérait comme plus important que celui des autres.

Les Etats-Unis s’inquiétaient en priorité de l’OTAN. J’envisageais les choses plutôt en termes de frontières. Je ne voulais pas d’une Allemagne réunifiée sans reconnaissance préalable de ses frontières à l’Est et à l’Ouest.

L’Allemagne ne savait assurément pas ce qu’elle était censée faire. Quand le chancelier Kohl s’est présenté devant le Bundestag en novembre 1989 pour proposer dix mesures permettant de faire face à ce qui venait de se produire, la réunification n’en faisait pas partie. Il réfléchissait alors à une confédération entre les deux Allemagnes.

Gorbatchev : La question allemande était au centre de notre politique européenne. Vous vous souviendrez que la position de l’URSS après la Seconde guerre mondiale était que l’Allemagne devrait être réunifiée, mais au sein d’une nation démocratique, neutre et démilitarisée. Ce n’est pas ce qui s’est produit.

Quand le président ouest-allemand, Richard von Weiszacker, est venu me voir au moment de mon accession au poste de secrétaire général pour me demander ce que je pensais de son pays, je lui ai dit qu’en raison de la guerre et du système établi après-guerre, la réalité historique était qu’il avait désormais deux Allemagnes. L’Histoire avait tranché. Le pays serait peut-être réunifié un jour, mais dans cinq, dix ou même cent ans. C’est ce que je pensais à l’époque.

Dans le même temps, les négociations autour des accords d’Helsinki, entamées en 1975, étaient en cours. Ceci consolidait les réalités de l’après-guerre, et notamment celle d’une Allemagne divisée, ce qui nous avait permis de normaliser les relations avec l’Europe. Nous nous sommes alors engagés sur la voie d’une coopération généralisée avec l’Allemagne de l’Ouest. Les deux Allemagnes étaient d’ailleurs notre principal partenaire économique et commercial. La République fédérale, dans mon esprit, avait également réglé toutes les questions frontalières soulevées par le président Mitterrand, en signant des traités avec la Pologne et la Tchécoslovaquie. Tout ceci posait les bases d’une évolution de la situation.

Le lancement de la perestroïka en Union soviétique a néanmoins eu une importance capitale, et un effet profond sur l’opinion publique dans toute l’Europe centrale et les pays d’Europe de l’Est, mais surtout en RDA.

Quand je suis allé participer aux festivités du 40e anniversaire de la RDA en octobre 1989, une procession aux flambeaux avait été organisée par les dirigeants. Les participants avaient été soigneusement sélectionnés dans les 28 régions du pays. C’était des citoyens que l’on supposait "fidèles" au régime. Pourtant, ils se sont mis à crier des slogans réclamant l’instauration d’une véritable démocratie et la perestroïka pour l’Allemagne de l’Est.

"Le premier secrétaire polonais s’est approché de moi et il m’a dit : 'C’est la fin.'"

Le premier secrétaire polonais s’est approché de moi et il m’a dit : "C’est la fin." C’était la nouvelle réalité. Et les hommes politiques doivent accepter la réalité.

Pour nous, la question de la réunification allemande était la plus difficile. Pour le président Bush et l’administration américaine, la préoccupation principale était l’avenir de l’OTAN. Et, comme nous pouvons le constater aujourd’hui, l’OTAN prend le pas sur la création d’institutions européennes. Nous comprenons donc pourquoi ils y étaient si attachés. C’est néanmoins un problème.

Le président français se souciait des frontières et des questions territoriales. Mme Thatcher avait des inquiétudes géopolitiques liées à l’influence de l’Allemagne sur l’Europe. Tout le monde s’interrogeait.

Mais je peux vous dire que ces questions ne sont en rien comparables avec celles auxquels l’Union soviétique devait faire face, étant donné les immenses sacrifices que nous avions consentis pendant la guerre. Pour nous, la question de savoir comment réagir à la réunification allemande n’était pas simple. Nous avions un long chemin à faire. Nous pensions que cela prendrait très longtemps et que les nouvelles institutions européennes en prendraient la responsabilité, sans être influencés par les Américains.

Comme le chancelier Kohl, nous pensions à l’origine que les choses prendraient la forme d’une organisation des Etats allemands, peut-être dans le cadre d’une confédération.

Et puis l’Histoire s’est mise en marche et les peuples ont créé une réalité plus rapidement qu’aucun de nous ne l’avait envisagé. Soudain, toutes ces questions se posaient de manière différente.

george bush gorbachev

Nous avions mis fin à la guerre froide et dit, comme George Bush et moi l’avions fait à Malte, que nous ne nous considérions plus comme des ennemis l’un pour l’autre. Nous avions fait beaucoup de progrès en matière de liberté dans notre pays. Nous avions démantelé le système totalitaire en place, lancé la perestroïka en Union soviétique, et entamé des réformes en Europe de l’Est. Le monde entier entrait dans une nouvelle ère.

Allions-nous sacrifier tout cela pour nous opposer à la volonté des Allemands en envahissant le pays ? Non. Cela ne pouvait passer que par un processus politique, qui dépend de la volonté des peuples. Nous devions entendre leur message.

Le président Bush avait vu juste. Les Allemands avaient accepté des valeurs démocratiques. Ils avaient agi de manière responsable. Ils se sentaient coupables de ce qu’ils avaient fait, et ils avaient demandé pardon, ce qui était très important.

Même si c’était très difficile, il était donc inévitable que les décisions des dirigeants soviétiques tiendraient compte de cette réalité.

Bush : L’OTAN n’était pas notre unique souci. Nous étions extrêmement préoccupés par la question des frontières orientales de l’Europe. J’ai personnellement travaillé là-dessus avec le chancelier Kohl et les dirigeants polonais. Ces derniers voulaient un traité que le chancelier Kohl n’était pas disposé à signer avant que le Bundestag unifié ne donne son imprimatur.

Kohl a annoncé ses dix mesures le 28 novembre, et nous nous sommes retrouvés, vous et moi, le 2 décembre à Malte. Si je me souviens bien, vous m’avez alors dit que l’Union soviétique ne s’opposerait pas à la volonté des Allemands, même en cas d’autodétermination. Cela a dissipé nos inquiétudes concernant l’usage de la force.

J’avoue que la seule personne avec qui je n’étais pas d’accord sur la question de la réunification allemande, c’était Margaret.

Gorbatchev : Effectivement, c’est ce que je vous ai dit à Malte. J’ai répété la même chose au chancelier Kohl peu de temps après, en janvier ou février 1990. Mais, même à cette époque, je pensais que la réunification allemande demanderait énormément de temps. A Camp David, cette année-là, nous avons insisté sur le fait que, du point de vue de l’URSS, une Allemagne réunifiée devrait se montrer neutre vis-à-vis des deux camps. Mais, lors des discussions de Vienne, je me suis rendu compte que le ministre soviétique des Affaires étrangères, Edouard Chevardnadze était le seul à défendre cette idée.

Nous avons donc décidé à Camp David que chacun donnerait son avis sur la question, mais que la décision finale reviendrait au peuple allemand. L’Allemagne réunifiée a décidé qu’elle souhaitait intégrer l’OTAN, et j’ai dû me résoudre à cette réalité.

102630105

Thatcher : Nous avions bien entendu évoqué ces questions entre nous, et je crois qu’un certain nombre de personnes s’inquiétaient comme moi de la nature du peuple allemand, qui a conduit à des choses qui n’auraient jamais dû se produire. Aujourd’hui encore, je ne comprends pas comment tant d’Allemands, ce peuple si cérébral — leur contribution à la science est formidable, leur musique est formidable, leurs entreprises sont très compétitives — ont pu laisser le champ libre à Hitler.

"vous n’avez pas ancré l’Allemagne dans l’Europe, mais l’Europe à une Allemagne qui a retrouvé sa position dominante. Voilà pourquoi je parle d’une 'Europe allemande.'"

Comme l’a dit le président Mitterrand, la nation allemande ne date que de 1870, et c’est à ce moment-là qu’elle s’est mise à nous faire la guerre. C’est quelque chose que je redoute encore. Quand vous voyez comment dérapent certaines manifestations anti-immigration en Allemagne, cette peur remonte à la surface.

J’ai l’impression que vous avez facilité la réunification. On pourrait penser que c’était inévitable. Il n’en était rien. Les dirigeants politiques ne sont pas là pour accepter la réalité. Je pense que nous sommes là pour changer ce qui est inévitable, en tout cas dans le but de parvenir à un système respectant les libertés. Et, moralement, vous vous êtes engagé sur la bonne voie.

Quoi qu’il en soit, l’Allemagne est redevenue une grande puissance. Elle souhaite dominer, c’est dans son caractère. En plus de l’Allemagne, il y a l’Autriche, ce qui rend la position allemande encore plus formidable en Europe.

Le président Mitterrand et moi le savons bien. Nous nous sommes retrouvés bien des fois autour de cette table. L’Allemagne va se servir de sa puissance. Parce qu’elle contribue davantage que ses voisins au budget européen, elle finira par dire : "Dites donc, je mets plus d’argent que tous les autres, et je dois obtenir ce que je désire." J’ai déjà entendu cela plusieurs fois. Et j’ai entendu les pays plus petits se ranger de son côté parce qu’ils espéraient obtenir des subventions. Le parlement allemand n’a pas voulu ratifier le traité de Maastricht avant d’obtenir que la banque centrale de la monnaie unique y soit domiciliée. Qu’a fait l’Union européenne? Elle s’est exécutée.

C’est tout à fait contraire à mes principes. Certains disent qu’il faut ancrer l’Allemagne dans l’Europe pour prévenir ce genre de choses. Le problème, c’est que vous n’avez pas ancré l’Allemagne dans l’Europe, mais l’Europe à une Allemagne qui a retrouvé sa position dominante. Voilà pourquoi je parle d’une "Europe allemande".

 

Nathan Gardels

 

(Photo : ASSOCIATED PRESS)

 

Source : The WorldPost  via Le Huffington Post

 

A lire sur le site Al Huffington Post MaghrebL’Allemagne célèbre les 25 ans de la chute du Mur de Berlin

 

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page