ÉTATS-UNIS – Mort de Ben Laden : la loi du silence brisée

La loi du silence, valeur cardinale des forces spéciales américaines, n'a visiblement plus cours. Les dernières révélations du Navy Seal Robert O’Neill sur son rôle dans la mort du leader d'Al-Qaida enragent le Pentagone et viennent ternir la réputation de cette unité d'élite.

 

 

Longtemps, le silence a fait la fierté des forces spéciales américaines. Leur travail est aussi clandestin que dangereux et il s'effectue loin des vivats de la foule. Ils ne sont que quelques compagnons d'armes à être au fait de leurs exploits. Ce n'est pas pour rien que les équipes des Seal [acronyme de Sea, Air, Land : "mer, air, terre"], les unités d'élite de l'US Navy, étaient surnommées "les discrets professionnels".

Ils n'ont plus grand-chose de discret, ces derniers temps. Jamais dans l'histoire des forces spéciales nous n'en avons su autant sur si peu d'hommes. Depuis le raid des Seal sur l'antre d'Oussama Ben Laden au Pakistan en 2011, cette opération a été divulguée presque dans ses moindres détails.

Un membre de l'équipe, Matt Bissonnette, a écrit un livre : Ce jour-là : au cœur du commando qui a tué Ben Laden (Seuil, 2012). Un film a été produit par Disney, Zero Dark Thirty. Une interview fleuve a été publiée dans le magazine Esquire.

Pis encore, violant l'omerta supposée des forces spéciales, deux des 23 membres de l'équipe qui a mené l'opération se sont exprimés publiquement. Dernière révélation en date, il a été dévoilé cette semaine que Robert O'Neill serait l'homme qui a abattu Ben Laden. Dans l'article d'Esquire, publié en 2013, le secret de son identité avait été préservé. Il n'était mentionné que comme "le tireur".

Un vétéran bardé de décorations

Agé de 38 ans et originaire de Butte, dans le Montana, O'Neill est un ancien combattant bardé de décorations qui a quitté les forces spéciales au bout de dix-sept ans de service. Le 11 novembre, il était censé donner une interview annoncée à grands renforts de publicité sur Fox News, au cours de laquelle son identité aurait été révélée. Mais Fox News a été coiffé au poteau par le site Sofrep.com, un site consacré aux forces spéciales. Dans une récente interview au Washington Post, O'Neill a dit être disposé à se faire connaître parce qu'il pensait que son identité était sur le point d'être dévoilée.

Tout ce battage a suscité un tollé au Pentagone et dans la hiérarchie des Seal. Dans une lettre datée du 31 octobre adressée aux commandos en retraite ou encore en exercice, le contre-amiral Brian Losey et le major Michael Magaraci ont rappelé leurs camarades à l'ordre à propos de leur vœu de silence. "L'éthique des Seal est au cœur des forces spéciales de la marine. Un des tenants essentiels de notre éthique est le suivant : 'Je ne divulgue pas la nature de ma mission ni ne cherche à être reconnu pour mes actions.' Notre éthique est un engagement, une obligation à vie, tant dans le service qu'en dehors." Quiconque ne respecte pas ce code risque de se retrouver ostracisé, préviennent-ils, allant jusqu'à brandir la menace d'une action en justice dans le dernier paragraphe.

Depuis qu'il a quitté les forces spéciales, O'Neill est devenu conférencier spécialiste de la motivation pour Leading Authorities, une entreprise de Washington. Sur le site de cette dernière, il se présente comme un Navy Seal capable de transmettre les leçons qu'il a tirées de son expérience au sein des forces spéciales. Paradoxalement, il prétend ne pas pouvoir dire tout ce qu'il sait. "En grande partie, tout ça est encore confidentiel, et je tiens à préserver l'intégrité de mon ancienne unité", assure-t-il, avant d'ajouter : "Je ne trahis pas de secrets, je ne viole pas les règles. Mais nous allons bien nous amuser."

"J'ai tiré deux fois dans la tête"

Il suffisait de toute façon de procéder à quelques recoupements pour comprendre que "le tireur" n'était autre que Robert O'Neill. Dans sa présentation de conférencier, il reprend certaines des anecdotes rapportées dans l'article d'Esquire.

"A cette seconde, j'ai tiré deux fois, dans la tête. Pan ! Pan !" disait-il de sa confrontation avec Ben Laden dans le magazine. Il y déclarait aussi s'être fait avoir par l'armée sur le montant de sa pension, parce qu'il a pris sa retraite au bout de dix-sept ans, soit trois ans avant l'âge officiel.

Après la parution de l'article, sur le site Sofrep.com, certains se demandaient comment on pouvait être certain, dans la confusion et l'obscurité qui régnaient dans la maison pendant l'opération, que "le tireur" était bien l'auteur des tirs mortels. Selon une autre version des faits, des coups de feu tirés auparavant sur Ben Laden, dont on pensait qu'ils avaient raté leur cible, auraient pu en fait être fatals.

Robert O'Neill a déclaré au Washington Post avoir été l'auteur du coup de feu mortel, tout en admettant qu'au moins deux autres membres de son équipe, dont Bissonnette, ont également tiré.

Tout le tapage fait autour de cette opération risque de ternir ce qui restait jusqu'à présent un haut fait militaire de la présidence Obama. Et en affichant leur incapacité à faire respecter la loi du silence, les Navy Seal vivent l'un des moments les plus difficiles de leur histoire. 

Bissonnette, qui a publié Ce jour-là sous le pseudonyme de Mark Owen, fait toujours l'objet d'une enquête, soit pour son livre lui-même soit pour des conférences données sur le sujet. Il est sur le point de faire paraître un autre ouvrage, cette fois sur d'autres opérations auxquelles il a participé. Contrairement à Ce jour-là, qu'il n'avait pas soumis au Pentagone, ce nouveau livre a été examiné par le ministère de la Défense.

Pour Bissonnette, O'Neill et leurs anciens coéquipiers, les semaines à venir s'annoncent mouvementées. Et la réputation des Navy Seal dans leur ensemble risque fort d'être un peu plus salie encore.

 

Ewen MacAskill

 

>>> Retrouvez ici le témoignage d'un soldat anonyme (en 2013) au magazine Esquire, dans une vidéo intitulée "The Shooter" (Le Tireur), sous-titrée en français par Courrier international.

 

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(Photo : Sur la base de Little Creek en Virginie, été 2012 – AFP / US NAVY / Robert Fluegel)

 

 

Source :  The Guardian via Courrier international  (Le 7 novembre 2014)

 

 

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