A Abou Dhabi, un puits de culture dans le désert

L'Emirat, qui construit un gigantesque musée en partenariat avec le Louvre, mise sur l'art pour assurer son développement après la fin du pétrole.

 

C'est la visite d'un appartement témoin : " Regardez cette hauteur sous plafond ! " Sauf que, en l'occurrence, il s'agit d'un musée : " Et ici, on mettra Alexandre le Grand… " Dans les gravats, chaussures de sécurité, casque obligatoire, Jean-Luc Martinez, le patron du Louvre, guide la ministre de la culture, Fleur Pellerin, à travers l'immense écheveau de salles du Louvre Abou Dhabi, ce nouveau musée construit sous l'égide du musée français et qui ouvrira ses portes en  2015. Pour le néophyte : des murs gigantesques de béton. Pour la petite troupe de spécialistes qui s'agrègent sous les échafaudages, un éblouissement : " J'avais vu les plans, je savais, on m'avait dit… Mais ce que j'ai vu est tellement mieux que tout ce que j'imaginais ! Ces espaces tour à tour intimistes et monumentaux ouvrent un champ immense de possibilités ", soupire, l'œil brillant, Peter Fuhring, un expert allemand.

L'infatigable Jean Nouvel, 69 ans, peut être fier de son projet. D'ailleurs, il l'est. Il serre des mains, embrasse, écoute les éloges avec stoïcisme. Le chantier est pharaonique. Dans les sables, sous la brûlure du soleil, 5 000 personnes s'agitent pour que, dans un an, en décembre  2015, il soit prêt à accueillir collections et public. Tout en haut de la coupole dont la structure en acier vient d'être achevée, un petit homme sous un parasol fait la circulation pour les sept grues. Cet immense moucharabieh de 7 000  tonnes sera ensuite garni de neuf épaisseurs de panneaux métalliques modulant à l'envi la lumière. " Un architecte est d'abord là pour donner le sens et le signe. Imaginer ce que le musée va contenir et donner l'envie d'y pénétrer ", dit l'architecte de sa voix grave et murmurante.

Changement de décor, donc. On est loin de la cacophonie initiale. Depuis quelques mois, l'équipe française s'est installée sur place et aujourd'hui s'étoffe. Les équipes émiriennes commencent à prendre la mesure du rôle, le courant passe. Le projet, hier virtuel et critiqué, est désormais réel et encensé. " Il avait été mal compris dès le début, s'agace Jean-Luc Martinez, qui enchaîne les rendez-vous, court d'un lieu à l'autre, le geste rapide, la parole à l'encan. Il s'agit d'un transfert de compétence. Ce n'est pas le Louvre qui s'installe à Abou Dhabi, mais le Louvre qui propose son savoir-faire à la construction d'un grand musée universel. " Les murs se dressent, la collection se peuple – Mondrian, Caillebotte, Monet, Gauguin, Magritte… – à raison de 40  millions d'euros par an dépensés en acquisitions depuis 2008. Bien plus que n'importe quel musée français, mais bien moins que les 191  millions d'euros qu'ont payés les Qataris il y a deux ans pour Les Joueurs de cartes, de Paul Cézanne. De la commission d'acquisition qui s'est réunie ce mercredi 5  novembre, les experts sortent l'œil brillant et l'eau à la bouche. " Ondiscute actuellement une augmentation hors budget de l'investissement pour l'ouverture ", confie l'un d'entre eux. " On ne s'interdit rien ", esquive, énigmatique, le patron du Louvre.

" Volonté d'universalité "

Mais c'est quoi, un musée universel ? Et comment le dessiner ? Est-ce seulement possible, vu la diversification des arts aujourd'hui : peinture, cinéma, vidéo… ? " Au début, l'équipe scientifique a travaillé par catégories d'œuvres, raconte Jean-Luc Martinez. Une impasse. Nous avons alors repensé le tout et décidé de raconter une histoire : celle, mondialisée, de l'image. Une façon de répondre à une double tension : d'une part, le fait d'être à la fois un musée d'art et un musée d'anthropologie et de civilisation ; d'autre part, de faire le pont entre une demande d'identité culturelle et une volonté d'universalité… qui correspond grosso modo à la tension du monde actuel. " Résultat, un parcours qui ne recherche pas l'exhaustivité, mais une suite chronologique : Antiquité, Moyen Age, temps modernes, époque contemporaine, conçus comme des " quartiers ". Le tout bordé de salles sur les monnaies, la photographie ou la vidéo, " pour raconter aussi la distorsion qui existe entre la diffusion de l'image et la matérialité de l'œuvre ". Derrière lui, Hervé Barbaret, son numéro  deux, reste sagement en retrait. Pas même l'étouffante chaleur ne saurait entamer son affabilité, lui dont le nom a enfin été évoqué avec les Emiriens pour prendre la future gouvernance de l'immense projet.

Abou Dhabi. Ici, en deux générations, une société est sortie du sable du désert par la grâce du pétrole. En  1960, un village de pêcheurs face à la mer. Cinquante ans plus tard, une mégalopole où, d'une année sur l'autre, un chat – même avec GPS – n'y retrouverait pas ses petits. Loin de la rigidité des wahhabites saoudiens ou des dépensiers qataris, les émirs d'Abou Dhabi sont des élèves prudents et avisés. C'est du moins ce qu'un certain angélisme occidental voudrait espérer. Une monarchie autocrate, modérée dans sa tradition, libérale dans son approche économique.

A un jet de missile de l'Irak, du Pakistan ou du Yémen, ce n'est pas la guerre, mais la fin de leurs réserves pétrolières qui seule fait menace : cinquante ans de miracle économique, et après ? Les anciens se rappellent comment, alors qu'ils vivaient en grande partie de la pêche aux perles, ils avaient touché le fond lorsque les Japonais avaient su en créer artificiellement. Alors, ils anticipent. Leur stratégie : faire de leur ville un " hub " international au carrefour de l'Occident et de l'Orient, comme du temps des routes de l'encens ou des épices. Cœur de cible : la culture, et son pendant, l'éducation. Les émirs ont signé des partenariats avec la Sorbonne et la New York University, ciblant les marques, et sur la petite île de Saadiyat, consacrée aux arts, trois immenses musées ont été lancés. Outre le Louvre de Jean Nouvel, le Zayed National Museum, dessiné par Norman Foster et porté par le British Museum, devrait ouvrir fin 2016, avec la mission d'ancrer un art national. Et le très américain Guggenheim, dessiné par Frank Gehry, prévu pour 2017, qui sera tourné vers l'art contemporain. " Les Britanniques par héritage, les Américains par nécessité, les Français par choix, sourit Manuel Rabaté, qui dirige les équipes du Louvre sur place… Ou par diversification du portefeuille ? "

Talons vertigineux sous leurs élégantes tenues traditionnelles noires, rouge à lèvres à pleine bouche sur leurs traits fins qu'encadrent des voiles stylisés… à deux pas du chantier, les élites babillent à l'Abou Dhabi Art Fair, foire annuelle d'art contemporain – qui s'y tenait du 4 au 8  novembre. Une cheikha de la famille royale est passée sur le stand où sont exposées les curiosités torsadées de Wim Delvoye. Elle est tentée d'acheter ses deux tours de cathédrales métalliques, ciselées et déformées, à l'image de leur déclinaison géante qu'on avait pu découvrir sous la pyramide du Louvre en  2012. " Ils m'adorent, au Moyen-Orient ! ", danse l'artiste flamand.

" Ce n'est ni la FIAC ni Miami ou Dubaï : ici, il n'y a pas de marché, explique la galeriste parisienne Nathalie Vallois. En revanche, la foire est un maillon du projet mis en place avec les musées par les Emiriens. On pourrait dire que c'est artificiel. Des projets artificiels comme ça, j'en souhaite tous les jours ! "

L'événement de la foire, cette année, c'est la présentation des premières acquisitions du futur Guggenheim. A côté d'un vertige de Doug Wheeler et de la poétique de Yayoi -Kusama, une majorité d'artistes contemporains du Moyen-Orient, scènes émergentes de la Méditerranée à l'Himalaya, dont il est dans la mission du musée de les encourager. Message reçu ? Sur le stand de Thaddaeus Ropac, même si on se défend d'un quelconque effet d'aubaine (" Bien sûr, on a avec le Guggenheim une longue complicité "), on trouvera ainsi nouvellement des œuvres du Pakistanais Imran Qureshi, exposé par la galerie après sa prestation à la dernière Nuit blanche…

Eldorado pour la culture

C'est à un tout autre niveau que Fleur Pellerin est venue négocier. La jeune ministre, passée par les portefeuilles de l'économie numérique et du commerce extérieur, est une championne du " soft power ", cette guerre de l'influence qui ne passe pas par les armes. C'est sur ce savoir-faire français qu'elle voudrait capitaliser. Elle l'a assez répété : il y a là une mine de développement. " De la Chine à l'Amérique latine en passant par le Caucase, il ne se passe pratiquement pas de semaine sans qu'un nouveau musée ne s'ouvre à travers le monde. Autant d'opportunités. Tous ces pays aimeraient profiter de notre expérience… Mais ce sont en face les grands acteurs nord-américains qui occupent le terrain. " Elle a fait du développement de son action internationale une de ses priorités. D'autant que les Emiriens ne se sont jamais montrés chiches : ils ont offert 800  millions d'euros aux musées français pour monter l'opération rapportés aux 7  milliards de budget annuel du ministère…

Dans l'œil du cyclone de la mondialisation, Abou Dhabi est ainsi devenu un eldorado pour le monde de la culture : son Festival international de cinéma s'est terminé il y a quinze jours ; Jordi Savall, le baroqueux catalan, y débarque à la fin du mois avec ses messages de paix ; Patti Smith lit des poésies. A la Du Arena en février, les Rolling Stones ont réuni 30 000 spectateurs…

Reste qu'on ne peut s'empêcher de penser que dans ce pays où 80  % de la population est immigrée, le Louvre est assis sur un volcan. Majoritairement pakistanaise ou indienne, cette main-d'œuvre bon marché est pour l'instant trop contente d'avoir trouvé ici la paix et une maigre paie pour se rebeller. Mais que se passera-t-il le jour où les immigrés d'aujourd'hui auront des enfants en âge d'aller à l'université ? Déjà, les Emirats ont ouvert des écoles primaires publiques pour les accueillir. Ne réclameront-ils pas eux aussi une part du gâteau ? Ou comme le dit une professeure de philosophie : " Jusqu'où est-ce qu'ils croient pouvoir tenir la contradiction – pour reprendre une rhétorique marxiste – sans que ça leur pète entre les mains ? " La tradition à l'épreuve de la modernité. C'est dans les universités que les révolutions bourgeonnent, dans l'art que naît l'identité d'un peuple et dans les musées que se construit la mémoire d'une nation.

Laurent Carpentier

 

 

Source : Le Monde

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(Photo : Le projet du Louvre à Abou Dhabi, réalisé par Jean Nouvel. Prévue en 2012, l’ouverture a été repoussée en 2016. (Photo TDIC. AJN)

 

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