12. La réponse d’Aḥmed uld M’Ḥammed, j’y reviendrai, est celle d’un guerrier ḥassân, et d’un émir jaloux de ses prérogatives et de son honneur. Se dessine ainsi une contradiction entre les conceptions ḥassân et zawâya du pouvoir politique, qui me servira de fil directeur pour relire, à travers les textes de Mamadou Ba, et mes propres informations alimentées de la riche tradition orale, le déroulement du règne d’Aḥmed uld M’Ḥammed.
Un homme d’État…
13. Deux expressions proverbiales, issues des milieux zawâya, permettront peut-être de mieux comprendre ce que j’entends ici par État : la première a la forme du proverbe :
« Pour tenir un bœuf, il faut une corde en peau de bœuf, et pour tenir le pays des Ahl ‘Uthmân il faut un homme des Ahl ‘Uthmân ».
14. Se conjuguent ainsi la dimension territoriale de l’émirat et son organisation dynastique, même si ce dernier terme est sans doute impropre (Bonte, à paraître), qui renvoie plus aux conceptions musulmanes du pouvoir qu’à l’organisation première des émirats.
« Il est préférable d’être sous la coupe d’un État injuste qu’en l’absence totale d’État ».
15. Cette phrase, prononcée par la jamâ’a de la tribu zawâya des Smâsîd, les propriétaires de la palmeraie d’Atâr, lorsque le colonel Gouraud, chef des troupes françaises, occupe la ville en janvier 1909, nous fournit de manière raccourcie l’essence de la conception zawâya du pouvoir émiral en Adrâr. Ce pouvoir est injuste, ne correspond pas aux règles de la ḥisba, de la « commanderie du bien et de l’interdiction du mal », qui ne peuvent être appliquées par les Ḥassân, mais il est préférable à l’anarchie totale, et même aux tentatives d’État musulman que pourraient être tentées de mettre en application certaines tribus zawâya, en se référant à la tradition almoravide ou à celle de Sharr Bubba11. Vision volontiers eschatologique, mais aussi d’un grand réalisme, voire opportunisme, vis-à-vis des structures politiques en place.
16. La nature du pouvoir émiral, issu des hiérarchies tribales et des alliances factionnelles (Bonte 1982, 1997a, 1998a) s’inscrit dans un autre système de représentations et de pratiques politiques. Il n’est pas totalement détaché de l’islam, comme en témoigne l’adoption originelle du terme d’émir (Abdel Wedoud ould Cheikh 1997), mais repose sur les alliances factionnelles qui permettent de sélectionner, dans une lignée émirale qui s’est constituée à la fin du xviiie siècle, les compétences individuelles et les réseaux cognatiques et affinaux qui favoriseront l’accession au pouvoir. Celui-ci, structurellement, est lié à la dissidence (ajâr, de la racine JWR qui a donné simultanément ijâra, la protection due à l’étranger par exemple, et jâr, voisin, que l’on se doit de protéger, serait-ce sur le mode la réciprocité), qui dans cette société nomade se traduit par l’éloignement et l’exil (zawga). C’est dans le cadre de ces pratiques de compétition, que ne peut gérer définitivement de génération en génération un principe de filiation agnatique, que se développent, et parfois s’épuisent, les enjeux politiques tribaux. Cette atmosphère de constantes luttes civiles, et les principes hiérarchiques sur les bases desquelles les Ḥassân levaient sur les autres tribus des taxes constituées comme « injustes » par les Zawâya, ne pouvaient qu’alimenter la vision eschatologique que ceux-ci avaient de l’ordre politique émiral.
17. Comment et pourquoi se construit dans ce contexte l’image d’un émir homme d’État imprégné des valeurs zawiyya ? Il semble que se conjuguent les orientations particulières qu’Aḥmed uld M’Ḥammed a donné à sa politique, et une conjoncture favorable à l’émergence d’un ordre de nature étatique en Adrâr.
L’évolution de l’émirat sous Aḥmed uld M’Ḥammed
18. La capacité que manifestera l’émir Aḥmed uld M’Ḥammed, juste après son accession au titre, de réduire les prétentions factionnelles de ses « cousins » ḥassân, les luttes périphériques victorieuses qui contribuent à fixer les limites territoriales de l’Adrâr, un contexte économique et international favorable, vont jouer un rôle essentiel, fut-il conjoncturel, pour expliquer le profil d’homme d’État qui lui est attribué. Reprenons rapidement ces différents points.
19. Aux lendemains de son accession au pouvoir, Aḥmed uld M’Ḥammed voit s’ouvrir un conflit sanglant avec ses cousins ja’vriyya qui refusent l’alliance factionnelle qu’il a nouée à cette fin avec les Awlâd Qaylân, dirigés par Braḥîm uld Mageyya, qui sont les responsables de la mort de son père, en 1862, et contre lesquels il ont lutté durant les dix années de crise qui ont accompagné la succession d’Aḥmed ‘Aydda, son grand-père. Mamadou Ba s’en fait l’écho, masquant la dimension factionnelle des conflits et mettant en avant les seules intentions pacifiques et pieuses de l’émir :
« Ne pouvant se résigner à une étroite sujétion, certains Oulad Jaafrya conçurent l’idée de se débarrasser d’un souverain qui les privait de leurs fructueux revenus. Le complot avait à sa tête un prétendant à l’émirat : El Moctar ould Mhamed ould Othman, et comptait parmi ses adhérent Lahzam ould Maayouf, dont la réputation guerrière était connue.
L’émir s’étant rendu dans un campement voisin avec un seul compagnon, les conjurés crurent le moment venu d’exécuter leur projet. Ils tendirent une embuscade sur le chemin par où devait rentrer le souverain. Par bonheur, un certain Ely ould Babakar ould Kleib12 eut vent du piège et courut en aviser Ahmed ould M’Hamed qui, déjà, était en route et qui s’empressa de prendre un chemin détourné. L’attente se prolongeant au delà du temps prévu, les conjurés quittèrent leur abri pour aller aux informations. Recoupant les traces toutes fraîches d’un chameau allant à vive allure, ils comprirent d’où provenait leur déconvenue et se lancèrent à la poursuite de celui qu’ils considéraient déjà comme à leur merci. Ils firent tant d’effort qu’ils arrivèrent à apercevoir l’émir à l’horizon. C’est alors que Ely ould Cheikh, qui montait en croupe derrière le souverain, sauta de chameau pour lui permettre d’accélérer sa course. Trouvant des chevaux en liberté sur sa route, l’émir enfourcha l’un d’eux, réussit aisément à distancer ses poursuivants et regagna la hella alors campée à Bou Aleïba dans le Moyen Tiris.
Figures Historiques : L’« émir de la paix » : Aḥmed uld M’Ḥammed (1872-1891) – 1ére partie
Figures Historiques : L’« émir de la paix » : Ahmad Ould M’Hammed (1872-1891) -2 ème partie
Source : Adrar-info.net (Le 1 novembre 2014)
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