Du yaourt sénégalais et de l’aide française

Pendant ce temps, à Richard-Toll, tout au nord du Sénégal, Bagoré Bathily goûte une nouvelle recette de yaourt. " La saveur doit être haut de gamme, dit-il. Là, on travaille pour les gens qui l'achètent au supermarché, le ramènent à la maison et le mettent au frigo. Pas pour ceux qui le boivent dans la rue. "

Le long du fleuve Sénégal, en face de la Mauritanie, il y a des rizières et des étendues de canne à sucre, des champs de chou et de maïs, des manguiers et des bananiers – et puis des vaches, des milliers de vaches.

 

 

Si bien que l'existence, ici, d'une petite usine de transformation du lait paraît une évidence – alors que c'est plutôt un miracle qui n'est dû qu'aux efforts obstinés de Bagoré Bathily, 40 ans, qui a grandi à Dakar, étudié la médecine vétérinaire en Belgique, pratiqué en France et en Mauritanie avant de fonder, en 2007, la Laiterie du berger dans son pays natal.

Au Sénégal, où la totalité du lait était fabriqué avec de la poudre importée par les grands commerçants de Dakar – un marché à 150 millions d'euros par an –, il organise la collecte auprès des éleveurs peuls semi-nomades de la région de Richard-Toll. " Ils ne savaient pas que faire du lait de leurs vaches, dit-il. Ils en buvaient un peu en famille, en donnaient aux animaux et jetaient le reste. "

Pour créer son entreprise, Bagoré Bathily a recouru à l'argent de sa famille et à un emprunt auprès de la banque BICIS (groupe BNP Paribas) garanti par l'Agence française de développement. Puis il a attiré des investisseurs comme Danone, qui a pris 20 % du capital, mais aussi Danone Communities, le fonds de la multinationale française destiné à financer des entreprises sociales. Le reste du capital se partage entre la fondation de microcrédit Grameen Crédit agricole et la société française d'investissement social PhiTrust Partenaires.

Du social rentable : la croissance est de 30 % par an en moyenne, avec quelques turbulences en 2009 quand il a fallu abandonner le lait pasteurisé (60 % des ventes), à cause des coupures d'électricité chez les revendeurs – rupture de la chaîne du froid. Depuis, la Laiterie ne fait que du yaourt, plus résistant, commercialisé sous la marque Dolima, avec pour slogan " Bon pour moi, bon pour mon pays ".

A la meilleure saison, celle des pluies, la collecte est désormais de 6 à 7 tonnes de lait par jour auprès de 800 éleveurs, qui sont formés et suivis de près. " Il faut une conduite de l'élevage, pas juste contempler ses bêtes ", dit M. Bathily. L'entreprise, qui emploie 110 personnes, est devenue un concurrent menaçant pour les importateurs de poudre de lait comme le leader Ardo, du groupe libanais Satrec.

Evidemment, rien n'est cohérent : les importateurs bénéficient de droits de douane ultrafavorables alors que les producteurs locaux croulent sous les impôts. Et pour continuer de croître, la Laiterie devra proposer de nouvelles façons de nourrir les vaches, avec de la paille de riz, du son de riz ou des restes de canne à sucre. " Pour tout ça, il n'y a pas de PAC en Afrique, pas de chambres d'agriculture, rien, dit Bagoré Bathily. Il faut inventer et se débrouiller seul. "

Cesser le saupoudrage

Son histoire figure en bonne place dans les manuels du développement. Le problème, c'est qu'elle est rare. Combien faut-il de Laiteries du berger pour que l'Afrique décolle – et se nourrisse ? Et surtout : comment faire pour que l'aide des pays développés, qui ne cesse de diminuer, fasse émerger des projets vertueux ? Ces questions sont au cœur du rapport " Innover par la mobilisation des acteurs : dix propositions pour une nouvelle approche de l'aide au développement ", remis le 20 juin à Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, par Emmanuel Faber, numéro deux de Danone, et Jay Naidoo, syndicaliste sud-africain et ancien ministre du travail de Nelson Mandela. Un texte qui remet radicalement en question l'aide publique.

Pour les auteurs, la solution est de cesser le saupoudrage afin de concentrer l'aide sur l'Afrique et sur cinq thématiques : les femmes dans le développement, la formation des jeunes, l'agriculture familiale, la gestion urbaine et les modèles énergétiques à faible intensité carbone. Et cela grâce à des coalitions d'acteurs publics et privés ainsi qu'à de nouveaux outils, comme les social development bonds, un système d'investissements sociaux inventé par Sir Ronald Cohen au Royaume-Uni, qui déclenche le paiement en fonction de résultats dûment mesurés.

" Le modèle actuel d'aide publique au développement est à bout de souffle, affirme M. Faber, vice-président du conseil et codirecteur général délégué de Danone. D'abord en raison des montants, qui sont désormais inférieurs à ceux des transferts d'argent par les migrants, mais aussi parce que l'aide publique au développement passe en très grande partie d'Etat à Etat. Cette formule n'est pas le moyen le plus efficace pour que l'argent bénéficie aux acteurs de terrain. "

En filigrane, on comprend que la France a pris du retard dans l'usage d'outils innovants, malgré une aide qui reste importante : 8,4 milliards d'euros en 2013. En cause, la réticence très française à dépouiller l'Etat de certaines de ses prérogatives. Les social bonds, par exemple, s'ils étaient utilisés en France comme ils le sont avec succès outre-Manche, provoqueraient sans doute un tollé. " Nous ne parlons pas de la France, réplique M. Faber, mais de projets portés par des communautés en Afrique ! " Quitte, s'ils fonctionnent, à les rapatrier en France pour lutter contre le chômage ou développer les banlieues. Mais ce n'est pas lui qui le dit.

 

Serge Michel

 

Source : Le Monde

 

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