Le rêve africain des médias français

A l'étroit sur le marché hexagonal, journaux ou télévisions rivalisent de projets .

Il y aura 750 millions de francophones en 2050. Issue d'une étude de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), publiée en 2013, cette donnée est fréquemment citée par les dirigeants de médias français. Ils entrevoient là un marché qui pourrait bien réduire leurs problèmes du moment.

 

Les Français regardent de moins en moins la télévision ? Les plus jeunes délaissent les journaux ? La réglementation est trop lourde ? La publicité stagne faute d'une croissance économique significative ? Qu'à cela ne tienne : demain, des centaines de millions de nouveaux lecteurs ou téléspectateurs, pour la plupart africains, pourraient prendre la relève. " Cette perspective constitue une opportunité de marché majeure pour l'industrie des médias français ", soulignait une note d'analyse de Natixis en septembre 2013.

C'est ainsi qu'un tropisme africain s'est, lentement mais sûrement, installé dans l'esprit des patrons de télés et de journaux, dans leurs discours et enfin dans leurs plans stratégiques.

Certes, l'Afrique est loin d'être un désert médiatique : de multiples structures locales y sont déjà installées, certaines occupant le terrain de longue date. C'est le cas de TV5 Monde, de RFI, de France 24, d'Africa 24 ou de Jeune Afrique. Mais, désormais, la dynamique qui est à l'œuvre ne concerne plus seulement quelques acteurs spécialisés. Il s'agit de capter un peu de la formidable croissance africaine.

Les dernières semaines en ont livré plusieurs exemples. La chaîne européenne d'information en continu, Euronews, a ainsi décidé de lancer, en 2015, Africanews, une chaîne panafricaine et multilingue (anglais, arabe, français, portugais et swahili) qui émettra depuis le Congo-Brazzaville. Le 12 juin, la société Lagardère Active a, de son côté, révélé un projet destiné à déployer sa chaîne jeunesse, Gulli, sur le continent africain. Elle serait lancée sous le nom de Gulli Africa début 2015, et disponible en anglais, en français et en portugais. Le groupe envisage aussi de lancer une radio musicale au Sénégal.

Les acteurs historiques ne sont pas en reste. France 24, pour conforter ses fortes audiences, propose, depuis la mi-2013, des journaux consacrés à l'Afrique deux fois par jour. Fin mai, TV5 Monde a créé un nouveau magazine, " Africanité ", consacré aux modes de vie du continent.

De son côté, le groupe Jeune Afrique a ouvert une banque de 30 000 images destinée aux professionnels. En quête de diversification, le titre, fondé il y a un demi-siècle dans l'effervescence des indépendances, a aussi lancé en début d'année, avec Canal+, " Réussite ", une émission consacrée aux entrepreneurs africains.

La presse écrite et numérique est également de la partie, malgré le bilan mitigé du site Slate Afrique, lancé en 2011 mais qui a réduit ses ambitions après avoir constaté qu'" il est très difficile de trouver des sujets fédérateurs (…) et que les structures publicitaires restent embryonnaires ", selon Eric Leser, l'un de ses fondateurs. En mai, le groupe suisse Ringier a rappelé qu'il avait créé huit plates-formes numériques dans quatre pays — du Kenya en 2011 au Sénégal récemment, en passant par le Ghana et le Nigeria — pour être au rendez-vous de la " digitalisation de l'Afrique ".

Avant son départ de la direction du Point, à la fin 2013, l'une des dernières décisions de Franz-Olivier Giesbert fut de lancer Le Point Afrique, un site consacré à l'actualité du continent ; il est piloté par le journaliste Malick Diawara.

Le Monde, lui, va créer sur son site, en fin d'année, une section Afrique. Le projet sera animé éditorialement par le grand reporter Serge Michel et s'appuiera sur un réseau de correspondants renforcé. Voulant s'affirmer comme le média francophone de référence, Le Monde ciblera les élites de l'Afrique et sa classe moyenne émergente et organisera, les 29 et 30 janvier 2015 à Abidjan, un forum consacré à l'impact des nouvelles technologies sur le continent. De son côté, Le Figaro réfléchit à un site mobile destiné aux pays africains francophones.

Canal+ est un autre acteur en plein " essor africain ". Pour la filiale de Vivendi, l'international représente 40 % des abonnements payants et 40 % de son résultat, dont plus de 20 % pour l'Afrique. Présent sur le continent depuis 1991, Canal+ se targue d'avoir des filiales dans huit pays et d'être présent dans vingt-trois. " L'Afrique est l'une de nos priorités ", affirme son président, Bertrand Méheut. Selon Jacques du Puy, président de Canal+ Overseas, cette présence est le résultat d'un changement de stratégie opéré après une " prise de conscience " survenue il y a trois ou quatre ans, et dont la conclusion a été de s'adapter au marché africain.

Depuis, le groupe a ouvert des filiales locales et transformé ses abonnements avec un engagement sur des formules prépayées, renouvelées chaque mois. Côté offre, il a intégré des chaînes locales, publiques ou privées, dans ses bouquets, et installé quelques émissions spécifiquement produites pour l'Afrique. Ainsi, outre " Réussite ", " + d'Afrique " se veut un dérivé mensuel du " Grand Journal " ; " Talents d'Afrique " évoque la carrière de sportifs.

" Canal+ a compris que vendre des bouquets ne suffisait pas, dit un observateur. Le groupe se lance dans la réalisation d'émissions, car il y a un vrai besoin de contenus africains de qualité. " Une stratégie fructueuse : le nombre d'abonnés est passé de 500 000 en 2011 à 1,3 million aujourd'hui. Pour l'analyste Jérôme Bodin, de Natixis, cette évolution montre que Canal+ veut sortir " d'une situation où ses chaînes concernent surtout des expatriés et des élites aisées et commence à intéresser la classe moyenne ". Pour aller plus loin, le groupe a annoncé, mercredi 9 juillet, le lancement, en octobre, de la chaîne A +, qui s'adressera aux téléspectateurs du continent.

 

Pourtant, Tidiane Dioh, responsable des programmes médias à l'OIF, nuance l'enthousiasme : " Les médias français ont vu l'étude de Natixis mais un locuteur francophone ne sera pas forcément un lecteur ou un téléspectateur. " " Il n'y a pas de public africain en soi ", ajoute Pascal Josèphe, dont l'ONG Media Governance Initiative propose d'accompagner localement les procédures de lancement de la télévision numérique terrestre (TNT).

La bataille dépasse le terrain des contenus. En juin 2015, plusieurs Etats africains francophones doivent passer de la diffusion analogique à la diffusion numérique et attribuer des fréquences de TNT. C'est un enjeu majeur pour tous les acteurs, pas seulement les français comme Canal+. Le chinois Startimes et le sud-africain GoTv font figure de grands rivaux.

Et sur ce terrain, les français ne partent pas favoris. " Les groupes chinois apportent simultanément des financements, la construction des réseaux et des opérateurs de contenus, alors que les sociétés de l'Hexagone se présentent en ordre dispersé ", constate un observateur.

Fin 2013, le gouvernement français a organisé une grand-messe à Paris pour convaincre les décideurs africains du savoir-faire tricolore en matière de passage à la TNT. Mais cela n'a pas encore abouti à la création d'un consortium français, malgré des discussions.

Pour Canal+, le lancement d'une chaîne spécifique est donc aussi un acte diplomatique destiné à montrer sa bonne volonté aux Etats et publics locaux. Un mouvement d'autant plus fort que la stratégie africaine de la société entre en résonance avec la vision de Vivendi et du président de son conseil de surveillance, Vincent Bolloré — le groupe est installé sur le continent de très longue date.

" Vincent Bolloré est l'expert de l'Afrique. Bien évidemment, nous nous appuyons sur ses conseils ", explique M. Méheut. Cela ne sera pas de trop pour affronter la concurrence d'acteurs qui veulent maîtriser les tuyaux et les contenus de l'audiovisuel africain de demain.

 

Alexis Delcambre et Alexandre Piquard

 

(Photo : Une publicité pour CanalSat, à Cotonou, au Bénin.FRÃ DÃ RIC REGLAIN/DIVERGENCE)

 

Source : Le Monde

 

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