La muse de Garrincha

Née dans un bidonville de Rio, Elza Soares est devenue l'icône planétaire de la samba. Au cours de sa vie cabossée, elle fut aussi l'épouse de Mané Garrincha, l'un des plus grands dribbleurs de tous les temps.

 

On n'embrasse pas une légende, mais on lui baise la main. Assise, elle vous dévisage lentement derrière ses lunettes noires en forme d'œil de mouche avant de tendre les bras. On lui rend la pareille, le cœur battant, partagé entre l'admiration et la gêne. On la sait fatiguée, on l'imagine souffrante depuis ces opérations au dos qui l'empêchent de rester debout plus de quelques minutes.

Son visage lisse à la peau tendue s'illumine d'un large sourire quand Elza Soares rigole comme pour vous dire qu'elle appartient toujours au monde réel. On prend place au milieu de ce grand salon presque vide mais nimbé de lumière et d'affiches de ses concerts. Derrière elle, un tableau représentant Manoel Francisco dos Santos, dit " Garrincha ", l'immortel ailier droit de la sélection brésilienne, cet " ange aux jambes tordues " qui pendant dix-sept ans fut aussi son mari. Mané et Elza, Elza et Mané : deux légendes brésiliennes sous un même toit. Deux pièces du puzzle du sentiment national où Elza endossa, malgré elle, le rôle de la mal-aimée et lui du héros tragique.

D'un trait et avec son timbre grave, inimitable : " Le pays n'a jamais compris Garrincha, jamais. Il était le peuple et il a été massacré. " Elle tourne la tête, laisse deviner sous ses grands cheveux noirs un regard triste posé sur elle-même, et ajoute : " J'ai passé ma vie à aider Garrincha, à essayer de le sortir de l'alcool. Il n'avait le soutien de personne, personne, et moi, j'ai beaucoup souffert. " A 77 ans, celle qui a été sacrée " chanteuse du millénaire " par la BBC en 2000 a perdu de son agilité, mais pas la voix et le ton qui ont fait d'elle ce personnage illustre du panthéon musical.

Rien ne semblait pourtant la destiner à jouer un tel rôle. Fille, petite-fille d'une lignée de parents pauvres, elle est née un jour de 1937, dans une des trop nombreuses favelas de la périphérie de Rio de Janeiro. Le quartier s'appelle Padre Miguel et tient sa réputation d'être l'endroit le plus chaud de toute la ville. A 12 ans, son père, artisan de rue sans le sou, l'oblige à quitter l'école. Elle travaille et se marie un an plus tard. Treize ans, et la voilà mère d'un premier enfant. Comme tant d'autres adolescentes des alentours, elle chante. Son père l'accompagne même parfois à la guitare.

Lui rappeler ces années difficiles ne lui pose aucun problème. Non, très tôt, même, elle parle de sa condition et le clamera à sa manière, dès la première occasion. " L'époque était dure, souligne-t-elle, conservatrice, raciste, oui, hypocrite aussi, très hypocrite. "

Elza Soares n'a pas encore 14 ans quand le radio crochet animé par le célèbre compositeur Ary Barroso passe près de chez elle. L'émission est diffusée sur Radio Tupi, le plus grand réseau radiophonique du pays. Elle s'inscrit et gagne un jeton pour participer. Elza Soares est en haillons, ses cheveux hirsutes poussent jusqu'aux épaules. Lorsque vint son tour, Ary Barroso la dévisage :

" De quelle planète venez-vous ?, lui demande-t-il.

– De la même planète que vous, répond-elle.

– Donc dis-moi de quelle planète je viens ?, insiste-t-il.

– De la planète faim. "

L'échange fait son effet. Puis, sa voix dans le micro, puissante, déjà grave et rauque, avec cette pointe d'émotion unique, provoquera spontanément les premiers compliments publics et ce petit éclat de notoriété. " C'est là que toute l'histoire a commencé, dit-elle. La question d'Ary m'a agacée et rendue triste. Ma réponse exprimait une douleur. Avec le recul, je la trouve intelligente. "

Elza Soares chante dans son église baptiste certains soirs aussi et travaille le jour dans une usine de savon ou de scies électriques. Son père meurt. A 18 ans, elle est elle-même veuve avec six enfants à nourrir. A 20 ans, elle tutoie toujours l'extrême pauvreté, mais se forge dans le même temps un style de voix qui lui permet de nourrir quelques ambitions. Elle chante des sambas, mais en cassant les rythmes et les notes de façon très moderne, déjà très jazz. " Si vous me demandez pourquoi, je ne peux pas vous répondre. Je ne sais pas d'où ça sort, c'est un truc à moi. Peut-être que c'est le seau d'eau sur la tête qui donne le swing du jazz. "

Elle partira pour Buenos Aires. Folle épopée. Un soir, elle chante avec un certain Astor Piazzolla. " Je ne le connaissais pas, dit-elle. Ce n'est que plus tard que j'ai compris. " Ils se produiront plusieurs fois sur scène. " Un des meilleurs moments de ma vie. " Elle se souvient aussi des critiques qu'il essuyait de la part des tangueros en raison des innovations qu'il essayait de faire passer avec son bandonéon. " Je dois avoir quelque chose de lui ", sourit-elle.

De retour à Rio, elle connaît son véritable premier succès, en 1960, avec Se acaso voce chegasse. C'est là qu'elle croise à plusieurs reprises Mané Garrincha. L'homme est au sommet de sa gloire. La Coupe du monde 1958 en poche, il est le titulaire incontesté de la sélection brésilienne et grand favori pour le Mondial du Chili de 1962. Des chansons lui sont dédiées, un formidable documentaire appelé " Garrincha – La joie du peuple " est en préparation. Lui-même est marié et connu pour être un insatiable coureur de jupons.

Elza Soares se rend à Sao Paulo pour un concert. Elle décide d'aller ce jour-là à un entraînement de l'équipe nationale. Mané demande à l'homme qui l'accompagne de pouvoir lui parler. " Il m'a dit : “J'aime beaucoup ce que vous faites, j'ai acheté votre disque”, se souvient-elle. J'ai répondu : “Quelle merveille !” Et il m'a embrassée. " Plus tard, il lui enverra un message disant à quel point il était fou amoureux d'elle.

En 1962, Elza Soares file au Chili en tant que marraine de l'équipe nationale. Nouvelle épopée. Lors d'un de ses spectacles se pointe le grand Louis Armstrong, avec sa trompette. A la fin du set, il lui demande de l'accompagner. Elle refusera en expliquant avoir des enfants. " Il ne m'a pas crue ! "

Sur le terrain, Garrincha est consacré meilleur joueur de la Copa. A son retour, il s'affiche aux côtés d'Elza. " Ce fut là nos véritables débuts et le commencement d'une longue souffrance ", glisse-t-elle. Le couple passe mal aux yeux des Brésiliens. La jeune star noire montante de la chanson populaire est accusée d'être une briseuse de couple (Mané était marié, et avait huit enfants). L'idylle devient vite une affaire nationale.

Elza Soares reçoit des menaces de mort. On tire sur sa maison. Le couple doit même disparaître quelque temps. " Aucun de ses amis ne voulait nous parler, à l'exception d'Adalberto, le gardien de l'équipe ", dit-elle. A cela s'ajoute l'alcoolisme de Mané. Elza tente par tous les moyens de tempérer les excès de boisson de son homme. Lui, planque ses bouteilles de cachaça dans le jardin. Au fil des ans, ses prestations sportives deviennent laborieuses. Même ses genoux donnent des signes d'usure. En 1964, il doit être opéré. On lui retire les ménisques du genou droit. Seule Elza Soares sera à ses côtés. Pas un seul dirigeant de Botafogo ne viendra le voir à l'hôpital.

Il change alors plusieurs fois de club. Au Mondial 1966, en Angleterre, il n'est que l'ombre de lui-même. Bouffi par l'alcool et après soixante matchs sans défaite, il perd piteusement contre la Hongrie (3-1). Les tenants du titre seront éliminés par le Portugal d'Eusebio (1-3).

De retour au Brésil, le couple Mané-Elza décide de partir pour l'Italie. Le régime militaire (1964-1985) a fait s'éloigner des artistes comme Gilberto Gil et Caetano Veloso. Elza et Mané iront, eux, s'installer en Italie. Ils se lieront d'amitié avec Chico Buarque.

Début des années 1970 : Elza Soares signe un contrat pour une série de shows au Brésil. Ils rentrent tous les deux. Garrincha court alors le cacheton à l'occasion de parties de démonstration. Ils auront un fils. Invité des plateaux de télévision, elle affirmera de plus en plus sa négritude. Son disque Samba, suor e raça est considéré comme une des meilleures voix de samba jamais enregistrée au Brésil. Lui, poursuit son inexorable plongée dans l'alcool, multiplie les dépressions. On lui prête des aventures…

Elza le quittera. Le mariage du football et de la musique n'aura jamais connu un symbole aussi marquant. Mané meurt un matin de janvier 1983. Près de 100 000 personnes se rendront à son enterrement. Elza n'ira pas. " Je ne suis pas allée le voir, souffle-t-elle. Je pense que cela aurait été trop dur pour moi de me rapprocher de lui. " Elle pleure.

Pendant neuf ans, elle quittera à nouveau le Brésil. Cette fois, c'est Caetano Veloso qui l'aide et la pousse à revenir. Elle chante encore, enregistre, varie les styles. " C'est ma chance, ma voix est de plus en plus forte ! ", se reprend-elle.

Aujourd'hui, Elza Soares dit sortir peu, seulement avec quelques amis autour d'une table, avant de se coucher tôt. A l'inauguration du stade de Brasilia qui porte le nom de son défunt mari, elle a chanté l'hymne national. Lorsque la FIFA évoqua l'éventualité de modifier le nom de l'enceinte, elle menaça de camper devant l'entrée en signe de protestation. Mané est resté.

Il est tard. Elza se lève et entame a cappella le début d'A Carne, un de ses tubes de son dernier album, rythmé rap : " La viande la moins chère du marché est la viande – des – Noirs… " Elle éclate de rire. Tend la main et vous embrasse.

 

Nicolas Bourcier

Rio de Janeiro Correspondant

 

Source : Le Monde

 

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