Les frères ennemis de Madrid

Pour la première fois, la finale de la Ligue des champions oppose, samedi 24  mai, deux clubs d'une même ville. Les supporteurs du Real rêvent de la " decima ", ceux de l'Atlético, de la " primera ". Histoire d'une rivalité.

 

 

D'un côté, le Real, le Bernabeu, les beaux quartiers, l'argent, les stars " galactiques ", le glamour et les victoires faciles. De l'autre, l'Atlético, le stade Calderon, les quartiers populaires, les arriérés fiscaux, la souffrance et les larmes. Le Real Madrid et l'Atlético de Madrid, deux clubs d'une même ville mais que tout oppose, origines, histoire, revenus, supporteurs, palmarès et style, disputent la finale de la Ligue des champions, samedi 24  mai à Lisbonne. Les stars du Real espèrent offrir à leurs supporteurs la decima, la 10e  Ligue des champions de l'histoire du club. Les joueurs de l'Atlético rêvent, eux, une semaine après la Liga, de soulever pour la première fois la " coupe aux grandes oreilles ".

Dans la ville, divisée, la joie des uns provoquera la déception ou la colère des autres. Entre les deux grandes équipes de la capitale espagnole, la rivalité a même poussé la délégation du gouvernement espagnol à Madrid à s'opposer à l'installation d'un écran géant sur la place Puerta del Sol pour diffuser la rencontre, de crainte que des échauffourées ne viennent troubler la fête.

Pour 94  % des supporteurs de l'" Atléti ", l'équipe la plus honnie est le Real, selon une enquête parue en  2013 dans le journal sportif AS. Pour le Real, le grand rival est le FC Barcelone et ce sont des railleries, voire du mépris, que leurs supporteurs montrent envers les pupas, comprendre les bobos (les petites blessures, pas les bourgeois-bohêmes), de l'Atlético.  Une référence à toutes les déceptions du club, spécialiste des frustrations de dernière minute. La plus cruelle remonte à la seule finale de la Ligue des champions disputée par les Colchoneros (" matelassiers "), l'autre surnom de l'Atlético qui vient de la couleur des franges des housses de matelas en Espagne, rouge et blanc, comme leur maillot. C'était il y a tout juste quarante ans face au Bayern Munich de Franz Beckenbauer. Les Madrilènes croient tenir la consécration quand Luis Aragones – qui mènera l'Espagne au titre mondial en  2010 à la tête de la Roja – ouvre le score à la 114e  minute, dans les prolongations. Mais vingt secondes avant le coup de sifflet final, les Allemands égalisent. A l'époque, il n'y a pas de tirs au but. Le match est rejoué deux jours plus tard et l'Atléti est balayé 4-0 par le tandem Muller-Hoeness.

L'histoire de l'Atléti est parsemée de " drames " comme celui-là. Fondé en  1903 de la main d'étudiants basques qui voulaient créer une succursale de l'Atletic Bilbao à Madrid, l'Atlético est né autour du quartier universitaire, situé dans le nord de la capitale. En  1939, après la guerre civile, il fusionne avec le Club de l'aviation nationale, l'armée de l'air franquiste, ce qui lui évite d'être relégué en seconde division. Jusque dans les années 1950, il rivalise d'égal à égal avec le Real Madrid, présidé depuis 1943 par Santiago Bernabeu. Mais cet ambitieux fonctionnaire du régime franquiste, ancien footballeur, a décidé de faire du Real une référence mondiale. Il fait construire un nouveau stade, auquel il donnera son nom, d'une capacité de 75 000 spectateurs au lieu de 15 000 dans l'ancien stade Chamartin. Il augmente ainsi les revenus du club et embauche des joueurs d'élite, comme l'Argentin Alfredo Di Stefano, ce qui permet au Real de remporter la plupart des titres de Liga et cinq Coupes d'Europe entre 1956 et 1960.

" La rivalité avec l'Atléti vient de cette époque, explique Fernando Castan, journaliste à l'agence EFE et auteur de 100 motivos para ser del Atleti (Lectio, 2013, non traduit). Dans les années 1950, 1960, 1970, les Colchoneros critiquent l'arbitrage, qui selon eux les lèse par rapport au Real. " Cette polémique atteint son summum en  1981, lorsque le nouveau président de l'Atléti Alfonso Cabeza, médecin légiste farfelu, décide, alors qu'au Bernabeu se disputait le derby madrilène, de convoquer ses supporteurs au Calderon pour manger de la tortilla et écouter le match à la radio en signe de protestation contre la " persécution " de son équipe.

Alors que l'Atléti cultive l'image du club pauvre, marginalisé, des petites gens, le Real Madrid, dont les supporteurs proviennent de toutes les couches sociales, y compris les plus aisées, renvoie l'image d'un club bourgeois lié au pouvoir politico-financier, destiné à représenter la marca España. C'est David contre Goliath. Les joueurs de l'Atléti, parce qu'ils sont souvent recrutés en Amérique latine, sont surnommés les " Indios ". Ses supporteurs sont associés à la classe ouvrière, au Madrid castizo, authentique. Son jeu, au travail et aux efforts qui ne paient pas toujours. Et pas question d'abandonner le club parce qu'il perd. En  1985, lorsque le joueur mexicain Hugo Sanchez part rejoindre les rangs du Real, les supporteurs ne lui pardonnent pas cette trahison.

On dit des Colchonerosqu'ils sont les meilleurs supporteurs du monde. Ils ont la réputation de ne jamais exiger de leur club une victoire. Leur amour est inconditionnel. Leur passion, pure. Leurs opposants eux-mêmes leur reconnaissent ce mérite. Ils ne sifflent presque jamais leurs joueurs. Les soutiennent vaille que vaille. " On a la réputation d'aimer souffrir ", reconnaît Andrea Muels, jeune supportrice de 18  ans.

Dans un bar-restaurant d'Arganzuela situé à deux pas du stade, comme dans toutes les cafétérias de ce quartier populaire, les aficionados regardent la " finale " de la Liga, entre l'Atlético et le Barça, lors de la dernière du championnat, samedi 17  mai. Tee-shirt rayé rouge et blanc et écharpe nouée au poignet, Andrea tremble avec les Rojiblanco et  pleure de joie quand Diego Godin marque le but qui assure le match nul et donc le titre à son équipe. Cela faisait dix-huit ans que le club n'avait  pas gagné la Liga et neuf ans que le titre alternait invariablement entre le Real et le Barça. " Etre de l'Atléti, c'est vivre avec une passion dedans qui nous fait soutenir notre équipe quand elle gagne, mais aussi, et même deux fois plus, quand elle perd ", explique-t-elle au milieu d'autres supporteurs qui ne cachent pas leurs larmes.

Mais l'histoire du club n'est pas seulement liée à ce que M. Castan appelle l'" esthétique de la défaite " et à une image romantique du football. Elle se fond aussi avec celle, noire, de l'Espagne de la bulle immobilière et de la corruption quand, en  1987, Jesus Gil, un constructeur originaire d'une famille très modeste qui a fait fortune, prend les rênes de l'Atléti et, quatre ans plus tard, celles de la mairie de Marbella, en Andalousie. Avec ses manières grossières, son (mauvais) goût pour les excès, ses campagnes électorales vulgaires (dans une baignoire, entouré de femmes en maillot), il entraîne le club dans le meilleur et le pire de son histoire. En  1996, l'Atléti remporte le doblete, Coupe du roi et Liga, avant, quatre ans plus tard, de descendre en seconde division et de voir la justice ordonner la destitution des dirigeants et nommer un administrateur judiciaire. Jesus Gil est notamment accusé d'avoir détourné 450  millions de pesetas (2,6  millions d'euros) de la mairie de Marbella, où il a monté un empire de la corruption, vers le club.

Lorsque le club remonte en première division, il compte deux atouts, le " niño Torres ", qui, à 19 ans, devient capitaine de l'équipe et l'idole des aficions, à qui il promet de ne jamais partir au Real, et Luis Aragones, devenu entraîneur. Mais l'Atléti endure une longue traversée du désert et, jusqu'en  2010, ne remporte aucun titre.

Au contraire, le Real, présidé entre 2000 et 2006 et de nouveau depuis 2009 par Florentino Perez, chef d'entreprise à la tête du géant de la construction ACS, continue de multiplier les succès avec un objectif affiché : " Evangéliser le monde avec le Real Madrid " en recrutant des stars du ballon rond qui défilent aussi sur les podiums de la mode pour faire du club une entreprise au marketing extrêmement bien rodé.

En  2013, le budget du Real a atteint 519  millions d'euros, contre 120  millions pour son voisin. En revanche, la dette totale des deux clubs est similaire, respectivement de 541  millions et 543  millions d'euros. Mais à la différence du riche Real, qui court après la Ligue des champions depuis 2002, l'Atléti, malgré un étonnant contrat de sponsoring avec l'Azerbaïdjan, doit vendre chaque fin de saison un de ses meilleurs joueurs (comme Falcao à l'AS  Monaco en  2013) pour renflouer ses caisses. Une victoire samedi face au voisin honni soulagerait les finances du club et permettrait d'en finir avec quarante ans de " persécution ".

 

Sandrine Morel

 

Source : LeMonde (Supplément Sport & Forme)

 

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