TIMBUKTU : Contre les djihadistes, la résistance par l’art et la vie

Compétition officielle Avec " Timbuktu ", Abderrahmane Sissako livre un film sublime, brûlant et drôle.

Le premier moment fort du festival a eu lieu mercredi 14 mai, le soir, en salle Debussy, alors que la cérémonie d'ouverture battait son plein dans le théâtre Lumière voisin. Dans cet antre où ils avaient découvert, quelques heures plus tôt, le spectacle inconsistant de Grace de Monaco, les journalistes ont été cloués à leur fauteuil par Timbuktu d'Abderrahmane Sissako. Depuis Bamako (2006), le Mauritanien n'avait tourné que des courts-métrages. 

C'est donc avec autant d'espoir que de fébrilité qu'on attendait le film du seul représentant de l'Afrique en compétition officielle. Solaire, plastiquement reversant, d'une puissance d'évocation féroce, il a comblé toutes les attentes.

Comme son titre l'indique, et bien qu'il ait été tourné dans une petite ville mauritanienne à la frontière du Mali, Timbuktu se déroule censément dans la ville de Tombouctou. Ce que le titre ne dit pas, c'est que l'action a lieu en 2012, quand la ville vient de tomber aux mains des milices djihadistes. Le film est né de la colère que la guerre malienne a inspirée à l'auteur, et de la découverte d'un fait divers atroce : la lapidation à mort de deux jeunes parents, dans la petite ville d'Agelhok, au prétexte qu'ils n'étaient pas mariés. Ce crime n'est pas le point de focalisation du film. Il a inspiré une scène d'une violence sèche, effroyable, mais qui n'est qu'un élément du tableau choral que Sissako fait de la vie à Tombouctou au moment précis où les djihadistes cherchent à l'étouffer.

Cette tension entre puissance de vie et force de mort donne au film sa texture de patchwork violemment contrasté. Il s'ouvre sur la course d'une gazelle poursuivie par un pick-up rempli de chasseurs qui la mitraillent. " Ne la tuez pas, épuisez-la seulement ! ", crie l'un d'eux. La scène suivante montre des statues sur lesquelles on tire en rafale jusqu'à ce qu'elles tombent. Ce prologue en forme de diptyque pose symboliquement le contexte de ce qui va suivre, celui d'un régime qui veut tétaniser la vie et détruire l'art.

Film de résistance, dans ce que l'expression a de plus noble, Timbuktu glorifie les sentiments de ses personnages et la beauté de leur art. Une vendeuse de poisson se voit imposer de porter des gants par un djihadiste, elle dit tout simplement non. " Coupez-moi plutôt les mains. " Une autre reçoit 80 coups de fouet pour avoir été surprise, chez elle, en train de chanter : elle reprend son chant où on l'avait interrompu pendant son supplice. Le foot est interdit. Qu'à cela ne tienne, les garçons inventent le foot sans ballon…

Cet esprit de résistance se traduit dans la composition des plans de ce grand formaliste qu'est Sissako, plus sublimes que jamais, dans la palette de couleurs sidérante qu'il emploie, dans les merveilleuses musiques qui coulent dans les oreilles comme du miel dans la gorge, dans un bouleversant solo de danse improvisé… Le burlesque inattendu, belle surprise du film, y fait écho d'une autre manière, Sissako présentant les djihadistes comme un ramassis de bras cassés tout juste bons à nourrir des gags absurdes, qui seraient parfaitement inoffensifs s'ils n'étaient pas surarmés. Mais ils le sont et la menace qu'ils représentent gronde en permanence, contaminant de son grincement les scènes d'harmonie, d'amour, de joie qui font l'intensité brûlante du film.

Film fier, Timbuktu montre une Afrique certes rurale, mais moderne et connectée, en prise avec la mondialisation. On peut très bien vivre sous une tente dans le désert et appeler sa vache GPS. C'est ce qu'a fait la famille de Touaregs magnifiques dont le sort tient lieu de fil rouge scénaristique. Dans cette manière qu'il a de montrer le quotidien dans sa matérialité la plus nue – de faire comprendre le stress du berger quand le troupeau se met à dévaler une dune, la difficulté qu'il y a à marcher sans trébucher quand on porte une djellaba trempée… – tout en y distillant une fantaisie débridée, Sissako se pose en héritier de Djibril Diop Mambety, grand poète révolté du cinéma africain. Comme lui, il trouve dans sa rage la force de faire une œuvre abrasive, rayonnante, qui est aussi un grand film politique.

Isabelle Regnier

Film malien d'Abderrahmane Sissako.

Avec Ibrahim Ahmed, Toulou Kiki. (1 h 37). Sortie non communiquée.

 

Source :  Le Monde

 

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