Conclusions
Les passages cités précédemment suggèrent de manière variée et contradictoire des manières par lesquelles les habitants de la gibla décrivaient le pouvoir, l’autorité et les qualités des chefs qui présidaient au commerce des escales et qui recevaient en leur nom les coutumes.
Dans la lettre qui ouvre cet article, Muhammad al-Rajil dément de manière véhémente que les coutumes « appartiennent à Ahmaddu », et il met en doute les hypothèses légitimistes des Français en présentant un idéal collectif de chefferie qui « prend en charge ses affaires » sous couvert de sa parenté. La lettre de wuld Khaddish fait état des mêmes valeurs, mais critique Muhammad al-Rajil en affirmant qu’il ne les a pas adoptées. Le Roi a perdu son droit à être amîr parce qu’il a « abandonné » les dépendants des Ahl Aghrish et, pire encore, a conduit les ennemis des Trârza contre eux. Les lettres de Muhammad al-Habib et de Sidi A‘li montrent encore des images différentes des chefs. Pour le premier, les solidarités des Ahl Aghrish sont hors de propos ; naturellement, la question de qui possède l’autorité en droit était décidée « en dehors des Awlâd ‘Abdallah ». La responsabilité de l’amîr se réfère, quant à elle, au pays en tant que tel, à la suppression de la corruption et à l’amélioration (des conditions de vie). La lettre de Sidi ‘Ali adopte la même terminologie, mais l’habille du contexte spécifique des relations entre les Européens et la gibla. Le terme fasâd indique la corruption qui provient des querelles avec les commerçants et « altère ce qui a existé » dans les escales. Dans ce sens, le terme islâh indique l’amélioration qui provient de la restauration de la bonne harmonie, telle qu’elle était définie par la coutume à l’époque de Ahmaddu. Seul Sidi A‘li peut garantir l’islâh parce qu’il est le seul à avoir hérité de son père un droit dynastique.
Ces différentes lettres décrivent l’autorité des émirs de différentes manières, qui reflètent la très grande ambiguïté de ce qui était l’autorité au sein de la société de la gibla. Dans certains contextes, l’amîr était un shaykh, un sayyid ou un ra‘îs, le chef de son groupe de parenté et de ses pairs. Dans d’autres contextes, l’amîr était un chef de guerre. Il pouvait être aussi un sultân ou un buur, des termes qui suggèrent l’influence idéologique des sociétés sédentaires voisines au Nord [le makhzen du Maroc] et au Sud [les États wolof]. L’importance relative de ces personnalités politiques a évolué, sans aucun doute, d’une époque à une autre. Cependant, toujours et partout, l’émir était Roi. Ce furent les escales qui fournirent les plus claires différenciations entre l’autorité émirale et les autres chefferies guerrières. Le commerce de la gomme arabique ne fournit pas seulement les coutumes mais un régime symbolique très élaboré, fait d’honneurs, d’étiquette, et de dignité qui entourait le Roi durant sa visite annuelle à l’escale. Au cours du milieu du XIXe siècle, ces coutumes étaient fortement ancrées. Parmi les Trârza, elles perdurèrent sept ou huit générations, chez les Brâkna quatre ou cinq générations [1].
Affirmer l’importance du commerce extérieur dans l’évolution des coutumes de la gibla concernant la chefferie politique, ne signifie pas, bien sûr, affirmer que l’autorité du Roi ou des émirs était un simple produit de l’imagination coloniale, ou que cette autorité était, d’une manière ou d’une autre, conférée par des étrangers Européens sur les groupes locaux . Cela ne signifie pas plus que le rang social dans les escales était séparé d’une conception plus générale des rangs au sein de la société guerrière. Au contraire, les lettres citées montrent comment les écrivains de la gibla dessinaient les idéaux guerriers locaux du pouvoir politique, de responsabilité et du commandement, comme étant les qualités de l’amîr, tout en ré-interprétant ces idéaux à fin de persuader les Français. Ce que je voudrais suggérer ici c’est que les concepts internes d’autorité politique développés parmi les chefs hassân de la gibla furent réalisés en contact étroit avec la lingua franca des escales, une sorte de no-man’s-land conceptuel où les Européens cherchaient les Rois, et où les guerriers voulaient imposer le hurma (l’impôt coutumier) sur une nouvelle espèce de tributaires. En dernière analyse, les deux parties trouvèrent que pour être comprises, il fallait qu’elles s’adaptent au discours de l’autre. Cette dynamique de traduction qui animait ces échanges ne fut pas restreinte à la gibla, elle n’est pas non plus exclusive aux rencontres entre Africains et Européens. Il s’agit certainement d’un thème général de l’histoire de l’Afrique. De fait, dans l’Afrique précoloniale (et contemporaine) les idées circulaient librement, à travers les multiples frontières du langage et de l’ethnicité. À chaque frontière, changeante dans le temps, on trouvait de personnes capables de traduire leurs pensées dans de discours destinés à être compris par leurs voisins, ce faisant, les uns et les autres ajustaient leurs propres modes de compréhension et de perception de l’Autre.
Dr Raymond M. Taylor Saint Xavier University, Chicago (États-Unis) .Traduit de l’Anglais par Christophe de Beauvais .Publié dans : Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan : 205-236.
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[1] Si l’on tient compte de la liste canonique des Rois ou des émirs Trârza on peut compter : Haddi, A‘li Shandura et ses frères, ‘Amar wuld A‘li Shandura, la génération de al-Mukhtar et de A‘li al-Kawri wuld ‘Amar, la génération des fils de al-Mukhtar wuld ‘Amar, une partie de la génération entre ce dernier et ‘Amar wuld al-Mukhtar, la génération de Muhammad Lhabib et ses frères, et enfin la génération des fils de Muhammad Lhabib.
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Références citées
Sources d’archives
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