Le djihad 3.0

C'est le " lol-djihad " : des jeunes à peine sortis de l'adolescence échangeant, sur Twitter et Instagram, des images d'atrocités de la guerre de Syrie comme d'autres échangent des " lolcats ".

 

Du virtuel au réel, de l'image à l'action, il n'y a qu'un pas que plusieurs milliers de jeunes Européens ont déjà franchi, poussés par un mélange d'extrémisme religieux, de désir d'action et de soif d'absolu.

On savait que la Syrie était devenue un aimant pour le djihad mondial, on savait que les processus de radicalisation se comptent désormais en semaines et non plus en mois, mais il a fallu que Laurent Fabius révèle que les quatre journalistes français, otages de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), étaient gardés par des jeunes djihadistes français pour que l'on prenne conscience de la radicale nouveauté de ce qui est en train de se passer.

L'irruption des médias sociaux dans les conflits est en train de changer le visage de la guerre dans les sociétés occidentales. Longtemps l'apanage de professionnels (soldats réguliers, guérilleros patentés, humanitaires ou journalistes), la guerre est désormais à portée de main. Ou d'un clic. On peut vivre à Châteauroux et suivre en direct ce qui se passe en Syrie : la chute d'un village, l'avancée du front à Alep, les revendications d'attentats, les images de bombardements, les disputes entre mouvements djihadistes, les professions de foi, etc. Tout, ou presque, est disponible en ligne.

Cette révolution, les Etats sont les derniers à en prendre conscience et à s'y adapter, pris de vitesse qu'ils sont par l'extraordinaire pragmatisme des jeunes usagers. Il est loin, le temps du djihad afghan où il fallait accrocher une filière pour rejoindre les maquis de moudjahidine, après un long voyage à travers les zones tribales pakistanaises et les montagnes afghanes. C'était le premier temps du djihad mondial, l'ère des sergents recruteurs opérant à l'ombre des mosquées. Elle a débuté en Afghanistan dans les années 1980 et s'est refermée le 11 septembre 2001. Longtemps attendu, le procès, en ce moment à New York, d'Abou Hamza, figure haute en couleur du " Londonistan " des années 1990, dégage une étrange impression d'anachronisme. Les attentats du 11-Septembre et l'énorme machine de surveillance antiterroriste qui a suivi ont mis fin à ce type de filière de recrutement, trop voyant, trop facile à démanteler.

De toutes façons, Al-Qaida n'avait plus besoin de propagandistes : avec le 11-Septembre, Oussama Ben Laden est devenu une " marque " internationale. L'Internet suffisait, il est devenu le théâtre du deuxième temps du djihad mondial. Les sites extrémistes ont fleuri, permettant d'abolir les frontières et de sauter les océans. La surveillance aussi s'est adaptée avec la montée en puissance de l'Agence nationale de sécurité américaine (NSA), devenue, comme l'a révélé Edward Snowden, ancien consultant de l'Agence, un monstre digne du Big Brother orwellien.

Rôle-clé des réseaux sociaux

Nous sommes aujourd'hui à l'ère du djihad 3.0, celui des réseaux sociaux et de la structure en rhizome. Plus besoin de recruteurs, ni de sites, ni de webmaster. Tout est horizontal, sur le modèle du " peer to peer ", cette procédure d'échanges gratuits de films et de musique entre internautes. Cette révolution a débuté en Syrie. Elle s'est passée par étapes successives. D'abord sur YouTube. Les révolutionnaires syriens ont imité leurs homologues de Tunisie, d'Egypte, de Libye ou de Bahrein : ils ont mis en ligne les violences dont ils étaient l'objet, afin que le monde entier en soit le témoin. Mais à la différence de ces autres pays, l'avalanche de vidéos n'a jamais cessé : la Syrie est désormais un continent d'images à la dérive qu'il faudra un jour trier, classer, archiver. Tout y est : les manifestations, les tortures, les attaques chimiques du régime, mais aussi les atrocités commises par la rébellion, les décapitations, les exécutions sommaires des ennemis et des impies.

Cette profusion, si elle a fini par susciter lassitude et dégoût dans la grande majorité des opinions occidentales, agit comme un puissant instrument de mobilisation auprès d'une minorité, le plus souvent rassemblée sur des bases religieuses. Twitter et Instagram ont fait le reste en permettant de disséminer, d'échanger.

L'International Centre for the Study of Radicalisation (ICSR), du King's College de Londres, a mené une passionnante étude d'un an sur les processus de radicalisation des jeunes Occidentaux autour de la question syrienne. Les données de 114 individus, très actifs sur les réseaux sociaux, ont été analysées. La principale découverte de cette enquête est le rôle-clé joué par les " disséminateurs ", des sympathisants suractifs sur les réseaux sociaux, bien plus influents et suivis que les comptes Twitter officiels des groupes djihadistes. Deux exemples de " disséminateurs " : Ahmed Moussa Jibril, un religieux musulman américain d'origine palestinienne, et Moussa Cerantonio, un Australien converti, particulièrement actif et virulent. Ni l'un ni l'autre ne sont membres de l'EIIL, aucun ne recrute des militants ou n'incite directement à la violence ; ils se contentent d'un rôle de chambre d'écho, ou de cheerleader, comme le résume l'ICSR.

Il ressort aussi de l'étude que l'EIIL est le groupe le plus populaire : 61,4 % des comptes Facebook et Twitter étudiés s'en revendiquent. Il est suivi de loin par le Front Al-Nosra (17,5 %), un groupe rival affilié à Al-Qaida ; seuls 2 % des comptes recensés sont affiliés à l'Armée syrienne libre et aux groupes salafistes nationalistes que sont Al-Tawhid et Ahrar Al-Cham ; 29 % n'ont pas d'affiliation claire ; enfin, 25 % des comptes étudiés appartiennent à des Britanniques, 14 % à des Français, 12,3 % à des Allemands, 8,8 % à des Suédois, 7 % à des Néerlandais et 5,3 % à des Belges…

Un phénomène d'une telle ampleur ne restera assurément pas cantonné à la Syrie et, qui sait, dépassera peut-être un jour les limites des problématiques spécifiques au monde musulman.

 

Christophe Ayad

 

(Photo : Ahmed Moussa Jibril, un religieux musulman américain suractif sur les réseau sociaux)

 

 

Source : Le Monde

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

 

 

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page