BOULEVERSEMENTS DES HIÉRARCHIES POLITIQUES ET STATUTAIRES
Les réactions de l’émir du Trârza face aux départs des dépendants ciyyâl
La réaction de l’amîr du Trârza à cette défection illustre clairement l’importance qu’il attachait à l’aide des ahl al-gibla. Sidi Mbayrika protesta vigoureusement durant les années qui suivirent, demandant fréquemment aux Français de mettre au jour le retour des Awlâd Banyug et des Bu‘ali. Le Commandant Martin rapporta ces demandes à intervalles réguliers. Le refus tenace du gouvernement à cette requête contribua pendant longtemps à augmenter la tension le long de la frontière entre le Trârza et le Waalo (4). Cependant, il y avait d’autres raisons convaincantes qui poussaient à Sidi Mbayrika, l’amîr du Trârza, à demander le retour des dissidents. Ses lettres révèlent une inquiétude plus générale sur la stabilité des relations hiérarchiques au sein de la société de la gibla. Son incapacité à contrôler ses propres tributaires, dépendants et subordonnés, renvoyait plus généralement à la crise d’autorité des hassân.
En effet, au début de 1862, l’amîr du Trârza s’était plaint au Gouverneur Faidherbe que ses subordonnés défiaient son autorité et trouvaient refuge dans le Protectorat français. Ses lettres employaient le terme arabe ‘iyyâl‘‘(« dépendants ») pour se référer à ses tributaires guerriers. Relié au mot commun pour « famille » en arabe standard, le terme ‘iyyâl comporte une connotation de relations paternalistes entre l’élite des guerriers hassân et ses partisans subordonnés. La nouvelle frontière menaçait cette relation en diminuant la capacité des hassân de contrôler, guider, renforcer leur discipline [ta’dîb] sur leurs propres ‘iyyâl. Sidi Mbayrika rappelait ainsi au Gouverneur : « Chacun d’entre nous a ses ‘iyyâl et aucun de nos ‘iyyâl ne se dévie du chemin d’une conduite prospère. Parmi les habitudes des ‘iyyâl est la destruction des choses [min ‘âda al-‘iyyâl al-ifsâd]. Et lorsque l’un d’entre nous désire quelque chose des ‘iyyâl ils partent pour trouver chez l’autre [toi ou moi] la protection. Pour cette raison mes ‘iyyâl m’ont abandonné [et sont allés chercher protection chez toi].(5)» Pour l’élite guerrière, les dépendants sont moralement inférieurs.
La référence de Sidi Mbayrika aux mauvaises habitudes des ‘iyyâl et à leur besoin de discipline, renvoie à une idéologie communément admise par les élites de la gibla. Celle-ci décrit l’infériorité sociale des dépendants et des tributaires comme une infériorité morale et une incapacité à observer les règles de bonne conduite. Dans cette perspective, s’ils agissent de la sorte c’est parce qu’ils manquent de asl, un terme qui désigne à la fois « noblesse » et « origines distinguées ». C’est à ceux qui possèdent le asl — les maîtres, les hassân et l’élite sociale — de superviser la conduite des ‘iyyâl. Ce concept de l’incompétence morale des inférieurs statutaires jette la lumière sur une dimension supplémentaire sur l’idéologie de la protection qui s’enracine profondément dans les discours des gens de la gibla sur la hiérarchie et la subordination. Un devoir des supérieurs était de protéger et de guider.
En ce sens, la perte des liens hiérarchiques constitue une crise morale distinctive. Cette posture morale est évidente dans les lettres de Sidi Mbayrika aux incontrôlables ahl al-gibla. En Septembre 1864, alors que les Awlâd Banyug et les Awlâd Bu‘ali s’installaient au Waalo, l’amîr des Trârza écrivit à leur chef : « Ceci est de la part de Sidi b. Muhammad Lhabib à A‘li Fall et ‘Amar b. Ahmad Ak et Ahmad b. al-Bu, pour vous faire savoir qu’il est bien et qu’il prie allâh que vous allez bien aussi. Comme pour vous, Bani Banyug, il dit que le temps l’a déçu à votre propos, parce qu’il a travaillé pour votre bénéfice depuis longtemps, lorsque vous étiez sans pouvoir [wa antum la taqdirûna‘alayhi] contre lui. Et avant lui, sa mère avait travaillé pour votre propre bénéfice. Et vous Bani Bu‘ali, comme celui qui est sénile retarda votre retour du pays des Noirs [ard alsuwâdîn], il ne fut pas content jusqu’à ce que vous retourniez… Après cela vous avez pris son frère et vous l’avez délivré des mains des Chrétiens… Il avait douté qu’une telle calamité [musîba] puisse venir de vous. Mais à présent chaque mois et jour, quelqu’un vient à lui pour lui confirmer que cela était exact [et personne dit que ceci était le cas]. Pourtant il ferme ses yeux à cela et à votre renonciation d’affection [pour lui], et à votre traîtrise… Et vous, A‘li Fall, nous te considérons plus proche que cela à cause de ta proximité [qurb] de Muhammad Lhabib et de celle de tous les Bani Ahmad b. Daman. Et votre position [manzila] en notre sein est la même que ce que fut votre position avec Muhammad Lhabib.( 6)»
L’appel aux liens de parenté entre l’élite et les Awlâd Banyug, anciens dépendants dissidents
Dans une autre lettre adressée au chef des Awlâd Banyug, Ahmad wuld al-Bu, l’amîr du Trârza rappelle à ce dernier les relations étroites qui existaient entre leurs pères. Au cours d’un conflit passé, leur aide mutuelle a permis à chacun d’eux de triompher de leurs ennemis respectifs. Sidi Mbayrika compare cela au récent comportement de Ahmad wuld. al-Bu lui-même : « Sidi Mbayrika] se porte bien et prie allâh que tu te portes également bien. Il ne pense pas que tu aurais pu faire un tel acte à l’un des esclaves de al-Mukhtar b. al- Shargh, particulièrement toi. Ceci parce que al-Bu fut le premier à bloquer le Fleuve [qata‘ al-bahr] durant la guerre de Ibn A‘ali al-Kawri. Et lorsque tu as trahi [ghadara] les Taghrajint, Muhammad Lhabib vous a pris tous ensemble avec les marchands [ahl al-dunya] pour vous permettre de triompher d’eux et de les défaire. (7)»
Crise de discipline pour l’élite, dissidences et conflits
Pour Sidi Mbayrika et ses pairs, la création de la frontière avait alimenté une crise de discipline. Celle-ci affectait potentiellement tous les habitants de la gibla dont le pouvoir et le statut ou les moyens de subsistance dépendaient de leur contrôle sur leurs subordonnés. Les maîtres d’esclaves, les collecteurs de tributs, et tous ceux dont les moyens d’existence nomade dépendait du travail des groupes serviles [hrâtîn(8)], notamment les élites guerrières nomades, tous vinrent leurs intérêts menacés par une frontière qui était relativement plus perméable aux groupes ayant des rangs inférieurs dans la hiérarchie sociale, et relativement plus fermée aux élites de la société (9). La dissidence des Awlâd Banyug et des Awlâd Bu‘ali se poursuivit pendant plusieurs années. Les Awlâd Banyug furent les premiers à se désagréger. Une série de tensions internes et externes semble avoir précipité ce retournement. Depuis au moins 1866, ils furent impliqués dans une série de querelles avec leurs voisins, les Zambutti. Le conflit empêcha bien tôt les Awlâd Banyug de voyager jusqu’à l’escale de Dagana où ils étaient maîtres de langue (en arabe tarjimân, « traducteurs »), ou intermédiaires dans le commerce de la gomme.
En Avril 1868, l’escalade devint sanglante. Les Zambutti tuèrent plusieurs Banyugi et s’emparèrent de leurs hrâtîn. L’affaire constitua un choc pour la sécurité des Awlâd Banyug et les poussa à se reprocher au frère et rival potentiel de Sidi Mbayrika, A‘li Ndyombott ; mais elle les força également à reconnaître l’amîr lui-même, qui appréciait l’aide des Zambutti (10). Cette tension contribua à élargir le fossé au sein des Awlâd Banyug eux-mêmes. Une partie seulement de ce groupe avait émigré sur la rive gauche du Fleuve en 1864, une autre partie, partisane de Sidi Mbayrika, était restée au Trârza. Parmi ceux qui avaient traversé le Fleuve, essentiellement des partisans de ‘Amar A‘li Fall, la décision de passer la saison de pluies au Waalo remporta l’adhésion de certains qui préféraient la vie sédentaire au pastoralisme ou au commerce. Les hrâtîn s’étaient bien installés et résistaient les pressions pour revenir sur la rive droite. Il devint bien tôt clair que d’autres étaient moins bien convaincus de cette option. Pendant ce temps, les conflits avec les Zambutti et avec Sidi Mbayrika coûtaient au groupe leurs revenus comme maîtres de langue. À la mort de ‘Amar A‘li Fall en Avril 1867, son jeune fils repris le flambeau( 11). Ibrahim succomba bien tôt à la persuasion de Sidi Mbayrika et de ses tarjimân. En Juillet, il conduisit une part importante de dissidents de Awlâd Banyug de l’autre côté du Fleuve laissant seulement derrière lui quelques tentes et quelques hrâtîn qu’il n’avait pas pu persuader de le suivre (et à qui le Commandant de la région refusa sa requête de les expulser( 12). Le retour des dissidents des Awlâd Banyug renforça la pression sur ceux qui continuèrent de tenir.
Le plus déterminé était Ahmad wuld al-Bu, chef des Awlâd Bu‘ali, et son frère Sidi. Ils furent ébranlés par le rapide départ de A‘li Ndyombott et de Ibrahim wuld ‘Amar A‘li Fall. Sidi wuld al-Bu exprima sa déception en Août 1867, mais avoua sa continuelle méfiance vis-à-vis de Sidi Mbayrika. Martin expliquait au Gouverneur : « D’après lui, d’abord les Azouna [Awlâd Banyug], puis Eli [A‘li Ndyombott] traitèrent individuellement et séparément le Roi des Trarza, même s’ils s’étaient mis d’accord pour traiter ensemble avec lui. Sidi ajouta que Eli lui demanda de le suivre, mais il refusa, il n’avait donc pas confiance dans les promesses du Roi des Trarza. Si lui et sa tribu décident plus tard de retourner sur la rive gauche, ils ne le feront pas ouvertement. Ils se trouvent bien sur la rive gauche, et nous ne changerons pas, comme d’autres l’auront fait, l’incertain pour l’incertain. Il faudra autre chose que des mots pour les convaincre (13). Jusqu’au printemps 1869, les Awlâd Bu‘ali restèrent fermes sur leur position. En Avril, Ahmad wuld al-Bu se vanta devant Martin de sa propre conduite lors d’une rencontre demandée par Sidi Mbayrika pour discuter de la réconciliation. Suivant son propre récit, le chef Bu‘ali demanda publiquement un cadeau de trois esclaves et un cheval pur-sang comme une pré condition de la négociation. Martin rapporta que « Ahmad m’affirma qu’il ne quitterait pas son camp tant qu’il n’aura pas reçu les esclaves et le cheval emmené à sa tente. (14)»
Cependant, dans les mois qui suivirent, des divisions firent leur apparition parmi les Awlâd Bu‘ali. Le jeune frère de Ahmad wuld al-Bu, Sidi, souhaitait prendre la tête d’une partie des Awlâd Bu‘ali pour retourner de l’autre côté du Fleuve, alors que Ahmad était contre. Au début 1869, Sidi wuld al-Bu tenta de tirer profit de l’absence temporaire de son frère et de Martin pour persuader Samba Dien d’ordonner le départ des Awlâd Bu‘ali hors du Waalo. Samba Dien refusa. Sidi vint plus tard se plaindre à Martin de cet incident, il était accompagné par le tarjimân de Sidi Mbayrika. Le Commandant appuya les actions de son chef de canton, observant que Sidi avait espéré forcer son frère à rallier l’amîr du Trârza, « emportant avec lui ses sujets(15)
A suivre…/
Mariella villasante
Raymond M. Taylor : Saint Xavier University, Chicago Traduit de l’Anglais (Etats-Unis d’Amérique) par Christophe de Beauvais . Publié dans : Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan : 439-456.
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4 Cette période donna lieu à un incident facétieux au cours de l’été 1865. Le commandant Martin apprit du chef des Awlâd Bu’ali que Sidi Mbayrika et les chefs hassân du Trarza s’étaient mis d’accord pour envoyer un ultimatum. Ils allaient demander, parmi d’autres choses, la déportation de tous les ahl al-gibla de la rive gauche. En cas de refus du Gouverneur, les Trarza enverraient une délégation à Maba Jaak, un disciple charismatique de Al-Hajj Umar, dont les partisans armés contrôlaient l’intérieur du Sénégal. La délégation, composée de responsables des Trârza comme Sidi Ahmad wuld Mhammad Shayn, devait traverser le Fleuve et se rendre en territoire Jolof ou l’armée de Maba s’était rassemblée. Au début septembre, Martin pris une partie de la garnison de Dagana et des guerriers Waalo pour patrouiller sur les principales routes traversant le territoire Waalo, dans l’espoir de surprendre la délégation du Trârza. Les soldats ne trouvèrent rien : les Trarza avaient été repoussés au loin par des villageois amis. Après plus qu’une semaine en brousse, Martin regagna Dagana. ANS 13G102, 81 (Martin, Commandant de Dagana, au Gouverneur, le 15 Août 1865) , ANS 13G102, 86 (Martin, Commandant de Dagana, au Gouverneur, le 13 Septembre 1865).
5 ANS 9G-1, 191-2, Sidi Mbayrika au Gouverneur, le 22 Mars 1862 (trad. de l’Arabe par R. Taylor). Dans une autre lettre écrite peu après, Sidi Mbayrika ajoutait : « Vous avez votre ‘iyyâl et j’ai le mien. S’ils ne sont pas disciplinés, les ‘iyyâl tombent inévitablement dans l’erreur. De leur erreur naît la corruption [fasâd], puis la guerre. Et si l’un de vos ‘iyyâl a besoin de discipline pour échapper à la corruption, et si cette personne va vers une autre [échappe à la discipline], alors il ne trouvera pas ici de bienvenue ou de paroles gentilles ! ». (ANS 9G-1, 185-6, Sidi Mbayrika au Gouverneur, le 17 Avril 1862).
6 ANS 9G1: 222 (223 orig), deux lettres de Sidi Mbayrika aux chefs des Awlâd Banyug et des Awlâd Bu‘ali reçues le 30 Septembre 1864 (trad. de l’arabe par R. Taylor).
7 ANS 9G1, 222 (223 orig), deux lettres de Sidi Mbayrika aux chefs des Awlâd Banyug et des Awlâd Bu‘ali reçues le 30 Septembre 1864 (trad. de l’arabe par R. Taylor).
8 Sur l’usage changeant de ce terme traduit aujourd’hui par « affranchi », voir R. Taylor, 2000, Statut, médiation et ambiguïté ethnique en Mauritanie précoloniale (XIXe siècle), in M. Villasante-de Beauvais (dir.), Groupes serviles au Sahara [NDE].
9 La capacité des tributaires et des ‘iyyâl à échapper à l’autorité hassân en se réfugiant sur la rive gauche préoccupait les guerriers Brâkna comme ceux du Trârza. Bourrel raconte qu’alors qu’il prenait congé de Sidi A‘li wuld Ahmadu en 1861, le roi du Brâkna lui délivra un message à communiquer au gouverneur : « Sidi Aly m’a demandé d’adresser une requête au gouverneur du Sénégal, que ce dernier devait faire en sorte que certains tributaires de sa nation qui ont trouvé refuge au Fouta, retournent sur la rive droite… Sidi Ely se plaignait du brigandage que ces tributaires faisaient au Fouta, pour lequel il ne pouvait rien faire. Il souhaitait que l’interdiction [contenue dans le traité de 1858] faite aux Maures de traverser en armes le Fleuve soit appliquée. » Parmi ces tributaires, on trouvait des Tannak, des Laktaybat et d’autres. (Bourrel, Voyage dans le pays des Maures Brakna, 1861 : 63-64).
10 Martin décrit un violent conflit opposant les Zambutti à deux factions Banyugi (ANS 13G103, 15 Martin au Gouverneur, le 3 Mai 1866). ANS 13G103, 68 (Martin au Gouverneur, le 29 Avril 1868) décrit les retombées du carnage.
11 ANS 13G103, 42 (Intérim Cdt. au Gouverneur, le 27 Avril, 1867) rapporte la mort de ‘Amar A‘li Fall. En Mai, le commandant intérimaire pensait que Ibrahim pourrait faire un bon chef, mais prédisait (avec justesse) qu’il aurait des difficultés pour imposer son autorité sur les partisans Banyugi, de plus en plus rétifs, de son père. (ANS 13G103, 46, Intérim du Commandant de Dagana au Gouverneur, le 12 Mai 1867).
12 ANS 13G103, 49 (Intérim du Commandant au Gouverneur, le 19 Juillet 1867). Ceux qui refusaient de revenir étaient dirigés par le frère de ‘Amar A‘li Fall. ANS 13G103, 68 (Martin au Gouverneur, le 29 Avril 1868).
13 ANS 13G103, 52, Martin, Commandant de Dagana au Gouverneur, le 10 Août 1867.
14 ANS 13G103, 68, Martin, Commandant de Dagana au Gouverneur, le 29 Avril 1868.
15 ANS 13G104, 12, Martin, Commandant de Dagana au Gouverneur, le 27 Mars 1869.
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