Maroc : Haratine : Vestiges de 
la ségrégation

Le long de la splendide vallée du Drâa, les noirs sont toujours considérés comme des citoyens de seconde zone. Plongée dans l’une des dernières formes de discrimination raciale qui ne dit pas son nom.

 

Bienvenue au pays des mille kasbahs, annonce le slogan publicitaire qui vante les charmes de la vallée du Drâa. Si la région est réputée pour sa beauté époustouflante, il y subsiste une forme d’organisation sociale des plus archaïques. A Zagora, le principal chef-lieu de la vallée, les rues reflètent la mixité entre noirs et blancs. Mais derrière cette coexistence de façade, il existe des frontières invisibles entre les deux populations. Le quartier Zaouïa El Baraka, situé au cœur de Zagora, en est l’exemple emblématique. Vieux de plus de deux siècles, il est habité majoritairement par une population noire.

A cette heure de la matinée, les ruelles bordées de maisons en pisé, ce mélange de terre et de paille, sont désertes. La plupart des habitants travaillent dans les champs. Les plus âgés se reposent paisiblement à l’entrée de leur maison. Les années de dur labeur ont laissé des traces indélébiles sur leurs visages. Posté devant la porte d’une grande demeure, le cheikh du quartier surveille les environs. Il est blanc et se revendique de la Zaouïa Nassiria, ce qui fait de lui un noble. Le reste de la population, à savoir 90% des 4000 âmes qui vivent à Zaouïa El Baraka, sont des Haratine, des descendants d’esclaves noirs. Bienvenue dans le Maroc d’un autre temps.

L’apartheid organisé

«  Nos ancêtres ont trimé, mais nous avons décidé de mettre fin à ces pratiques d’asservissement de l’homme. Nous voulons juste qu’on nous réhabilite », affirme Mohamed El Bachari. Ce fonctionnaire de la préfecture de Zagora est le visage et la voix de la rébellion contre certaines formes subsistantes de ségrégation raciale. Dans son quartier, les gens lui vouent respect et dévouement. Et pour cause, il dirige l’amicale des habitants de Zaouïa El Baraka, qui milite pour faire bénéficier les noirs des terres soulaliyate de la région. « Il est inconcevable que seuls les représentants des Nassiris (les blancs, ndlr) en bénéficient uniquement sur la base de la couleur de la peau. Nos ancêtres vivent sur ces terres depuis des siècles et nous y avons droit également », s’insurge Mohamed El Bachari.

En effet, selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, il existe plus de 500 000 hectares de terres soulaliyate dans le sud-est du Maroc. De quoi aiguiser les appétits des promoteurs. Depuis 2011, la population organise des marches pour réclamer le droit de bénéficier de lopins de terre.  Mais cette revendication cache un malaise plus profond. «  Aujourd’hui, j’ai été invité à un baptême avec des membres de ma famille. Nous avons mangé sur une table sans nous mélanger avec les blancs. Savez-vous qu’ils n’utilisent jamais les mêmes verres ou les mêmes assiettes s’ils ont été utilisés par un noir ? », lance Bahfid Omar, fonctionnaire au ministère de l’Education.

Les racines du mal

Draoui, Hartani, Khemmas, Lâantiz… autant de noms pour désigner les noirs du sud-est marocain. Le long de la Nationale 9 qui longe l’Oued Drâa de Ouarzazate jusqu’à M’hamid El Ghizlane, la population forme un patchwork parmi les plus complexes au Maroc. On y trouve des Arabes, des Berbères descendants des Aït Atta, des âribs qui sont d’anciens nomades sédentarisés, ainsi que des noirs. Ces derniers, appelés de façon générique les Haratine, sont également formés de plusieurs groupes socio-ethniques comme les Arabes originaires du Moyen-Orient, des noirs africains affranchis ou esclaves. Plus surréaliste, dans la hiérarchie des noirs, les anciens esclaves se considèrent comme supérieurs aux autres à cause de leur proximité avec leurs anciens maîtres blancs et les tâches domestiques qu’ils exerçaient, loin de la rudesse des champs. Cette composition ethnique de la région remonte à 1590, lorsque le puissant sultan saâdien Ahmed El Mansour Eddahbi lance une vaste  campagne qui va le conduire jusqu’au Sénégal. En plus du pillage de leurs richesses, des dizaines de milliers de noirs africains, réduits à l’esclavage, seront acheminés au Maroc. Sans terres, ni ressources, ils serviront de main d’œuvre pour travailler la terre ou exercer des métiers au service des blancs. Les confréries religieuses si influentes à l’époque, dont la plus emblématique est la Zaouïa Nassiria, vont participer à l’installation de cette ségrégation raciale.

De la servitude involontaire

Jusqu’au XXe siècle, noirs et sans-terres travaillent les champs et vivent l’humiliation au quotidien. «  Nos grands-parents étaient considérés comme des sous-hommes. Ceux qui étaient affranchis travaillaient et étaient payés au cinquième de la récolte, d’où l’appellation de Khamas »  nous raconte Mohamed  El Bachari. Mais c’est dans la vie de tous les jours que la ségrégation se manifeste. «  Les noirs ne mangeaient pas avec les blancs à la même table. Ils n’avaient pas le droit de porter de manches, ni de marcher devant un blanc. A la mosquée, ils ne pouvaient conduire la prière ni être enterrés dans les cimetières à côté des blancs. Malheureusement, ces pratiques subsistent encore dans certains villages de la région », nous confie Mustapha, employé d’un  hôtel de la ville. A Zagora, tout le monde vous racontera l’histoire d’un individu qui s’est retrouvé au tribunal devant un juge noir et a décidé de retirer sa plainte en déclarant : « Il n’est pas venu le jour où c’est un noir qui me jugera ». Cependant, si le temps a eu raison de plusieurs de ces pratiques, il en subsiste une qui a la peau dure : le mariage entre blancs et noirs reste inconcevable ici. « Un noir aura beau être ministre, la famille arabe la plus démunie de ces régions ne lui donnera pas la main de sa fille », nous explique Mohamed El Bachari. «  J’ai des amis noirs et je travaille avec des noirs. Pour moi l’idée qu’un noir se marie avec ma sœur ne me dérange pas, mais comment vais-je affronter le reste de ma famille ? », se demande M.L., fonctionnaire au ministère de l’Intérieur. «  Ma femme est blanche. Le jour où je l’ai demandée en mariage à sa famille dans l’Oriental, personne ne m’a parlé de ma couleur de peau ou de mes origines. Le Maroc a évolué partout sauf ici, mais je suis confiant dans l’avenir »,  nous raconte, amusé, Mohamed El Bachari.

L’émancipation par le travail

A la fin des années 1960, la région est frappée par une sécheresse sans précédent.  L’abaissement du niveau de l’Oued Drâa va sonner le glas de l’agriculture locale et pousser des milliers de Haratine à immigrer à l’étranger ou à s’installer à Casablanca. Deux générations plus tard, ces migrants vont prospérer et leur niveau de scolarisation va évoluer. «  Nos anciens maîtres autoproclamés maintenaient nos parents dans l’ignorance et le besoin pour mieux les asservir. Il fallait casser ce cercle vicieux », évoque Abdessadek, qui exerce le métier de boulanger. Une bonne partie des Haratine ont ainsi rejoint l’armée, l’administration publique ou se sont lancés dans le commerce. Ceux qui partent à l’étranger ou dans d’autres villes marocaines financent les études des nouvelles générations, dont une bonne partie va s’abreuver des idées d’émancipation au sein des universités. Ils achètent les terres des blancs, habitués à l’oisiveté et la rente. Enfin, les équilibres démographiques vont pencher en faveur des Haratine, qui représenteraient actuellement 65 % de la population de la vallée du Drâa. Malgré cette égalité conquise à force de travail, des frontières sociales subsistent encore. C’est souvent le cas à l’occasion des élections locales où l’affrontement entre candidats noirs et blancs cristallise toutes les crispations entre les deux communautés et donne lieu à des coalitions dictées par les tribus et la couleur de peau. «  Nous ne faisons pas dans la victimisation. Nous voulons juste jouir pleinement de nos droits et bénéficier du respect comme tous les citoyens marocains », nous lance Abdessadek, avec la conviction que l’avenir sera meilleur pour les Haratine de la belle vallée du Drâa.   

 

 Hicham Oulmouddane

 

Source : Telquel  (Maroc)

 

 

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