Comme la plupart des handicapés dans nos sociétés, les sourds-muets souffrent d'un manque d'accès à l'éducation et au travail. Une ONG hollandaise, «Silent Work» œuvre depuis trois ans à l'émergence d'une première promotion d'artisans, menuisiers, boulangers, couturiers, peintres, informaticiens, dans un centre de formation et d'insertion professionnelle à Nouakchott.
Avant d'élargir cette initiative à toute la Mauritanie.
A cent mètres à peine du stade Basra, une bâtisse jaune rénovée, discrète. Aucun bruit n'est perceptible de l'extérieur. Et pour cause : ce centre de formation et d'insertion professionnelles est exclusif aux sourds-muets.
A l'intérieur, le directeur de l'établissement, Cheikh Sidiya Sanghott, fait son tour matinal des ateliers de formation. Dans celui réservé à la menuiserie et à l'ébénesterie, il «discute» en langage de signes, avec le formateur des élèves, Issagha Alpha Dem, lui-même sourd-muet.
Il lui fait signe qu'un des sept élèves de cette formation est absent aujourd'hui. «Leurs produits finis sont revendus et le bénéfice finance le fonctionnement du centre» explique le directeur du centre en présentant fièrement l'oeuvre quasi-terminée de l'un des élèves: Un ensemble de chaises, qui devra maintenant passer à un autre atelier de formation, celui des arts plastiques et calligraphiques.
La formation dure trois ans, pour tous les ateliers, avec les trois derniers mois réservés à un stage ou plusieurs, en milieu professionnel.
Au tableau noir accroché près de l'entrée de l'atelier, Issagha Alpha Dem explique, toujours en langage de signes, en accompagnant ceux-ci de mouvements de craie, le cours du jour : les étapes de la création d'un devis. «Ils font de l'alphabétisation fonctionnelle : on leur apprend à lire certes, mais pour des aspects pratiques de leur profession de formation. Dans le cas éventuel d'une création d'une petite structure artisanale, on leur apprend à monter une entreprise, à écrire un devis, etc…» traduit pour le formateur, Cheikh Sidiya Sanghott.
Juste à gauche en sortant de l'atelier de menuiserie, celui de boulangerie. Le formateur de cet atelier, Mata Moulana Djelvel, a été lui-même formé au four Ajjar, une boulangerie de Sebkha. Il y a obtenu son diplôme. Aujourd'hui, il a sous sa coupe quatre jeunes sourds-muets, «très prometteurs» assure de gestes vifs et fermes Moulana Djelvel, qui attend avec deux de ses apprentis que les 20 miches produits quotidiennement sortent de four. «Les 20 miches produites sont entièrement et gratuitement redistribuées aux élèves du centre» affirme le directeur.
Là encore, l'alphabétisation fonctionnelle prépare les artisans à une indépendance totale dans le monde de l'entreprise. «Il doivent pouvoir préparer des recettes de gateaux, mesurer leurs ingrédients à l'écrit, prendre des commandes, pour ne compter que sur eux-mêmes plus tard une fois insérés professionnellement» estime, toujours avec la même ferme gestuelle, Moulana Djelvel tout sourire, avec une barbe de quelques jours grisonnante.
Les seuls formateurs non-sourds ni muets, on les retrouve aux ateliers de couture et de broderie. Mamadou Samba Guisse, pour la couture prépare ses huit élèves dans leur dernière année formateur de l'atelier de couture. «C'est la première promotion. Et déjà les modèles qu'ils cousent plaisent et se vendent bien» dit-il. Comme en menuiserie, la vente permet de continuer à se fournir en tissu, et donc d’entretenir l'apprentissage.
Samba Abou Diallo, arrivé récemment pour s'occuper de l'atelier de broderie, est positivement étonné du «pragmatisme» des sourds-muets. «Ils ne sont pas distraits par le bavardage ou toute autre source de déconcentration. Du coup ils ont une productivité à mon sens, nettement plus élevée que la plupart des brodeurs entendants que j'ai côtoyé. La broderie nécessite une concentration accrue du fait du sens du détail qui joue dans sa réalisation» précise le brodeur formateur.
Le dernier atelier, situé à l'étage du centre, accueille de futurs artistes peintres éventuels, pour l'instant qui travaillent à la maîtrise de certains arts plastiques, du dessin à la peinture. Leur maître n'est autre que Mohamed Ould Sidi, certainement un des artistes mauritaniens les plus aboutis et réellement talentueux, sourd-muet de son état.
«C'est ici entre autres, qu'ont lieu les finitions des articles de menuiseries : on y décore les tables, les chaises… Mohamed explore avec eux également, l'éventuel talent qui résiderait dans certains d'entre eux» souligne le directeur du centre.
«Quand un sens manque, d'autres sens, ou le plus souvent un en particulier, sont développés. La surdité m'a incité à aiguiser mon regard sur les choses, et explorer mon imaginaire. Naturellement donc je me suis porté vers la peinture. Il peut éventuellement en être de même pour ces jeunes» martèle joyeusement de ses mains Mohamed Ould Sidi.
Hamidou Ngam, consultant en ingénierie de la formation a été en charge de la création de cette structure : "J'ai fait une étude pour transformer la maison des sourds en centre de formation et d'insertion professionnelles, suite à l'échec d'une première tentative entre 2005 et 2008" dit Hamidou Ngam.
Même si tous les acteurs de ce projet sont résolument optimistes sur les perspectives de l'école, un problème majeur demeure aux yeux du consultant :
"A la fin de la formation on se rend compte que l'insertion sociale et professionnelle s'annonce difficile. Ils ont une bonne formation pertinente, mais peu de perspectives de débouchés. C'est pour cela qu'on pense à des coopératives d'insertion, pour avoir le matériel, l'outillage nécessaire à leur travail, en les encadrant avec la participation des parents».
Réseau «in progress»
Cette aventure humaine et sociale, vouée à être économiquement pérenne en formant des individus productifs pour la société, est prise en charge à 100% par l'ONG hollandaise «Silent Work». «C'est tout de même 9 millions d'ouguiyas injectés annuellement, qui sont entrain de permettre de mener à bien cette première expérience de ce genre en Mauritanie» précise Cheikh Sidiya Sanghott.
La trentaine d'élèves formés dans l'établissement se préparent à en sortir. Ce sera la première promotion de cette expérience, qui compte et qui commence, à se développer à l'intérieur du pays.
A l'école-1 de Kaédi, deux classes pour sourds et muets ont été ouvertes, «comme à Agouenit dans le Guidimakha, où il y a une école de 80 élèves, avec un poulailler et un maraîchage» dit fièrement le directeur de la maison des sourds de Sebkha.
À Nouadhibou, avec l'appui de l'association des parents de sourds et muets, l'école 4 de Khayra est en réfection pour la rentrée prochaine.
Pour tous ces projets pédagogiques, une formation d'une vaste équipe de formateurs est prévue. Des experts viendront réparer ces pédagogues pour cette catégorie particulière de la population.
Changer le regard sur les sourds-muets
Dans nos sociétés encore largement traditionnelles dans certains aspects, notamment le regard sur les handicapés, l'encadrement de la maison des sourds voit l'aboutissement de ce projet comme une tentative de changer ce regard :
«Il y a un manque de connaissance des parents et de la société en général, sur les opportunités des personnes sourdes qu'on assimile injustement à des débiles mentaux» précise Hamidou Ngam.
Pour Cheikh Sidiya Sanghott, ces structures formatrices sont un bon début pour changer le regard de notre société sur les sourds-muets, chargé de terribles a priori :
"Aujourd'hui, la prise en charge des handicapés, et sourds en particulier, demande la participation de la société. La personne sourde entend autrement. Elle a besoin de nous pour arpenter plus facilement sa voie vers son ndépendance. Nous avons pris des sourds comme professionnels pas par sentiments, mais parce qu'ils sont compétents. À Nouadhibou et au Guidimakha, les inspecteurs de l'éducation, les professeurs ne savaient rien d'initiatives liées à l'éducation des sourds et muets. Certains parents ont compris l'enjeu et ont créé une association à l'effet de leurs enfants. Seul le travail émancipe, et tant qu'ils ne travailleront pas à la sueur de leurs fronts, ils ne seront pas indépendants. Il s'agit donc aussi pour les parents, d'investir autant dans leurs enfants sourds-muets que dans les autres, et ne pas les voir exclusivement comme un poids mort, une charge financière, amenée à ne jamais être productive. Dans les différentes missions que j'ai eu à mener à l'intérieur, je n'en revenais pas : nos intellectuels eux-mêmes ont du mal à percevoir la capacité des sourds-muets à travailler de manière efficiente comme n'importe quel individu sans handicaps".
MLK
Source : Noor Info le 01/03/2014{jcomments on}
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