ANALYSE : Pourquoi tant de prix Nobel décernés à des juifs ?

Au XXe siècle, un grand nombre de juifs ayant émigré vers le nouveau monde se sont tournés vers les sciences, car elles incarnaient "l’espoir de transcender le vieil ordre mondial qui, depuis si longtemps, les avait tenus à l’écart du pouvoir, de la société et des richesses", explique Ha'Aretz.

 

Juste après l’annonce des lauréats des prix Nobel de cette année, le Camp Jeune Judée, un camp d’été sioniste où j’ai passé une partie de ma jeunesse, a envoyé un tweet qui m’a fait réfléchir : "Saviez-vous que […] sur les huit personnes qui ont gagné les prix Nobel, six sont juives, deux israéliennes et une survivante de l’Holocauste ?"

Je le savais, bien sûr, comme tout le monde. Au cours des semaines suivantes, j’ai lu des centaines de tweets et des dizaines de posts sur les remarquables résultats des juifs à Stockholm. J’ai vu que la nouvelle faisait la une des journaux télévisés des trois chaînes d’information israéliennes, j’ai reçu des mails enthousiastes de membres de ma famille et j’ai entendu des discussions à ce sujet à la cafétéria de l’université.

Si la plupart des réactions étaient triomphalistes ("Des super-juifs : nos incroyables statistiques de prix Nobel", titrait un journal), certaines étaient plus réservées. En Israël, le fait que deux lauréats du prix de chimie aient abandonné l’Etat juif quand ils ont compris qu’il n’avait pas de travail pour eux a tempéré notre orgueil national, comme si nous nous autocensurions. Dans d’autres pays, des rabbins et des experts ont cherché à expliquer les impressionnantes performances des juifs en science.

Des théories douteuses

En gros, deux théories ont circulé. L’une est que les juifs ont le gène de l’excellence. Charles Murray, chercheur à l’American Enterprise Institute et coauteur de The Bell Curve (1994), a défendu cette théorie il y a quelques années dans un article intitulé "Le génie juif" paru dans la revue Commentary, où il écrit carrément que "quelque chose dans les gènes explique le Q.I. élevé des juifs".

Une autre théorie est que les juifs aiment les études, comme l’Israélien Robert Aumann, lauréat du prix Nobel d’économie, l’a expliqué sur Galei Tsahal, la radio de l’armée : les maisons juives sont remplies de livres. Nous accordons une grande importance aux activités intellectuelles depuis des générations.

Il y a tout lieu de douter de ces deux théories. D’une part, les excellents résultats des juifs en science ne sont pas nouveaux. Quand le grand folkloriste juif Joseph Jacobs a entrepris en 1886 de comparer les talents des juifs à ceux d’autres Occidentaux, il a constaté que leurs résultats étaient médiocres dans toutes les disciplines scientifiques à l’exception de la médecine.

Par ailleurs, durant les premières décennies du XXe siècle, le psychologue de Princeton, Carl Brigham, a testé l’intelligence des juifs aux Etats-Unis et a conclu qu’ils avaient "une intelligence moyenne inférieure à celle relevée dans tous les autres pays en dehors de la Pologne et de l’Italie".

L’excellence juive en sciences est un phénomène qu’on a observé durant les décennies qui ont précédé et surtout suivi la Seconde Guerre mondiale ; il est trop récent pour qu’on puisse l’expliquer par la sélection naturelle ou même par d’anciennes traditions culturelles.

Les sciences comme outil d'intégration

La véritable explication de la réussite juive en sciences réside ailleurs. Le début du XXe siècle a été marqué par des migrations massives de juifs aux Etats-Unis, dans les villes russes (puis soviétiques) et en Palestine. Dans chacune de ces terres d’accueil, un grand nombre de juifs se sont tournés vers les sciences car elles incarnaient l’espoir de transcender le vieil ordre mondial qui, depuis si longtemps, les avait tenus à l’écart du pouvoir, de la société et des richesses.

Les sciences, basées sur des valeurs d’universalité, d’impartialité et de méritocratie, attiraient les juifs qui cherchaient à réussir dans leur pays d’adoption. Leur excellence dans ce domaine ne s’explique pas tant par ce qu’ils étaient (intelligents ou studieux) que par ce qu’ils voulaient être (égaux, acceptés, estimés) et le type de société où ils voulaient vivre (libérale et méritocratique).

Mais je ne suis pas le Grinch. Je n’aurais rien à redire au fait de consacrer chaque année une semaine à tweeter, bloguer et discuter de la manière dont les juifs sont tout en haut de l’échelle quand il s’agit de recevoir des prix Nobel, et tout en bas quand il s’agit d’occuper des postes scientifiques, si nos autocongratulations ne nous empêchaient pas de voir quelque chose d’important.

Les prix Nobel sont un indicateur rétrospectif. Décernés des années après les découvertes qu’ils récompensent, souvent à des scientifiques retraités depuis longtemps, ils reflètent un état de choses qui a existé trente, quarante, voire cinquante ans plus tôt. Ils sont comme une photo jaunie du passé.

Cette réussite ne devrait pas se poursuivre

Ce qui m’ennuie dans l’attribution de l’impressionnante prééminence des juifs parmi les lauréats des prix Nobel à des gènes ou à de vieilles traditions culturelles, c’est qu’elle conduit à penser que cette réussite des juifs en science va tout naturellement se poursuivre. Or il y a de grandes chances pour que ce ne soit pas le cas.

Les pourcentages de juifs parmi les titulaires américains d’un doctorat en science ont fortement décliné depuis la dernière génération. Durant la même période, les dépenses investies dans des études supérieures en Israël ont elles aussi continué de baisser. Parmi le nombre croissant d’Israéliens qui se tournent vers la religion, l’attrait des sciences a pratiquement disparu. La passion qu’elles suscitaient chez bon nombre d’entre eux s’est volatilisée.

Peut-être était-ce inévitable, mais peut-être pas. Dans un cas comme dans l’autre, on peut s’attendre à ce que la remarquable contribution scientifique des juifs perdure pendant encore des générations. Plutôt que de célébrer les fruits déjà mûrs du labeur de nos parents et grands-parents, chaque prix Nobel devrait être l’occasion de nous demander si nous ne devrions pas défricher les champs trop souvent laissés à l’abandon qu’ils nous ont légués.

 

Noah Efron

Source : Ha'Aretz via courrier international

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