GUERRE AU MALI – Peut-on aujourd’hui penser gagner une guerre asymétrique, ou même seulement la terminer, sans envisager et construire la paix qui suivra?
Certainement non, or ceci n’attend pas: c’est au cœur de l’engagement militaire qu’il faut le faire. Même si l’urgence semble être ailleurs, cela commence aujourd’hui, et maintenant. Si la guerre vise avant tout Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), ce n’est pas avec AQMI que l’on construira la paix. Ce n’est possible qu’avec le soutien des populations locales, et notamment des touaregs: acteurs d’une guerre qu’ils ont déjà perdu, ils doivent être les acteurs d’une paix impossible sans eux. La « question touarègue » et le sous-développement, causes profondes du conflits, pourtant reléguées au deuxième plan par l’actualité militaire, doivent revenir au cœur de l’action de la France, si celle-ci veut éviter un engagement sans issue, une guerre sans victoire.
Il faut revenir sur ces questions, les replacer au cœur de notre engagement. Depuis le début de l’intervention franco-africaine au Mali, avec un soutien logistique occidental, deux mots reviennent dans l’analyse: balkanisation et afghanisation. Ces parallèles avec les conflits récents les plus médiatisés reflètent une volonté classique d’inscrire dans des cadres de compréhension existant des problématiques en apparence nouvelles. Pourtant, les racines du conflit remontent à l’origine du pays et jusqu’à la colonisation elle-même. Elles remontent aux origines de la question touarègue et aux dynamiques politiques, économiques, culturelles, sociales et criminelles qui agitent la région sahélienne et le Sahara depuis un siècle.
Les touaregs, de la colonisation aux indépendances: un mode de vie et une identité meurtris
Avant la colonisation, le Sahara est un territoire inhospitalier, par lequel transitent dattes, sel et esclaves, occupé majoritairement par un peuple: les Touaregs, de leur vrai nom « Tamshek ». Peuple nomade, ils participent notamment aux échanges commerciaux, en assurant le transport à travers le désert et en enlevant des subsahariens pour l’esclavage. Fiers, les touaregs ont une identité très forte. Islamisés tardivement, ils pratiquent un islam modéré, mélangé à leur propre culture. Les femmes sont peu voilées et tiennent un rôle important dans cette société matriarcale. Certaines prohibitions, comme le porc, n’y sont pas toujours appliquées.
Vaincu et colonisé au début du XXème siècle, le peuple guerrier touareg se rebelle dès 1916. Le commerce transsaharien chute, du fait de l’interdiction de l’esclavage et la restructuration du commerce mondial. Les touaregs sont contraints de se rabattre sur l’agropastoralisme nomade, voire d’abandonner leur mode de vie traditionnel en se sédentarisant. Ces transformations socioéconomiques agressent violemment le mode de vie et l’identité touarègue. Or, la stigmatisation et l’attaque contre l’identité d’individus conduisent ceux-ci à la revendiquer de façon plus radicale, comme l’explique Amin Maalouf. C’est un élément capital pour comprendre les rébellions touarègues.
Dans les années soixante, le découpage à la règle d’école, des frontières des États d’Afrique divise l’espace géo-culturel touarègue, rendant illégaux nombre de mouvements nomades. Dès lors, les mouvements transfrontaliers illégaux deviennent le quotidien de nombreux touaregs, prisonniers des nouvelles frontières de « leur » désert. De plus, dans tous ces pays, les populations touarègues deviennent minoritaires.
Les touaregs dans le nouvelle État malien: marginalisation et frustrations
En 1960, le nouvel État malien, socialiste et centralisé, s’attaque aux chefferies touarègues et impose sa propre organisation administrative. Les touaregs en sont exclus, subissant discrimination et stigmatisation de la part des autres populations maliennes, qui prennent leur revanche sur leurs anciens esclavagistes. Dés 1963, tous les éléments constitutifs de l’éclatement d’un mouvement rebelle de guerre irrégulière sont réunis: grave crise du modèle économique touarègue, en particulier au Nord-Mali, délaissé par le gouvernement central; marginalisation économique et politique des touarègues au sein de l’État malien; forte cohésion sociale du peuple touarègue, fier et à très fortes traditions; soutien politique et financier de la population touarègue à la rébellion; convergence d’intérêts autour de la revendication d’une identité touarègue menacée; et, finalement, répression politique et absence d’espace d’expression politique pacifique. Ces six éléments correspondent aux conditions de l’émergence d’un mouvement de guerre irrégulière, telles qu’identifiées par l’expert militaire Amael Cattaruzza, qui regroupe la première et la seconde. C’est la persistance et l’amplification de ces phénomènes qui va mener à l’escalade.
Les rébellions touarègues: l’éternel recommencement ?
La rébellion de 1963 compte moins de 1000 hommes: elle n’est pas séparatiste mais réclame une certaine décentralisation du pouvoir, une meilleure intégration dans la vie politique malienne et un effort de développement en faveur du Nord-Mali. Pouvant difficilement s’aventurer dans le désert, les Forces Armées Maliennes (FAM) se retranchent dans des camps fortifiés et mènent des opérations de représailles contre les civils touaregs, y compris à l’arme lourde. Cette réaction inadaptée et disproportionnée enracine définitivement le ressentiment touarègue envers le gouvernement central. Créant une situation humanitaire désastreuse, ce nettoyage ethnique a lieu dans l’indifférence de la communauté internationale. Après ce premier épisode, la majeure partie des combattants touaregs émigrent et se font mercenaires en Libye, pour fuir les sécheresses de 1969-1973, lassés d’une lutte qui n’aboutit qu’au massacre de leur peuple. Ils s’initient alors au « jihad », concept étranger aux touaregs.
Entre temps, un coup d’État instaure une dictature militaire à Bamako, qui poursuit la même politique. Les sécheresses des années quatre-vingt et la lente agonie économique des touaregs, conduisent au retour à la lutte armée en 1990. Ce sont les fils des rebelles de 1963 qui luttent en 1990. Les militaires rejouent alors la même partition et s’en prennent violement à la population. En pleine transition post-guerre froide, la communauté internationale n’en a que faire.
Les processus de paix: jeu de dupes et fausses promesses
Les accords de Tamanrasset de janvier 1991 prévoient une démilitarisation d’une partie du Nord Mali: elle n’aura jamais lieu. Les négociateurs touaregs demandent alors des projets de développement dans la région, la démilitarisation complète de l’Azawad, un système politique fédéral, le jugement des responsables des massacres et l’indemnisation des dégâts contre les populations civiles. Plus la répression, leur marginalisation et les attaques contre leur identité s’amplifient, plus les touaregs se radicalisent.
Le pacte national négocié en 1992 avec Amadou Toumani Touré est censé mettre fin à la rébellion et répondre aux attentes touaregs qui déposent les armes en 1996. Mais sa mise en place est un échec. Les projets de développement ne sont pas adaptés à la situation; les revendications fédérales des touaregs sont ignorées et leur intégration dans l’administration et la vie politique, marginale; les responsables des crimes de guerre au Nord Mali ne seront jamais traduit en justice ; l’Azawad, loin d’être démilitarisé, voit des zones entières interdites à la population par l’armée. Les touaregs doivent financer eux-mêmes écoles, points d’eau et infrastructures. Le système administratif imposé par l’État se superpose et se heurte aux mécanismes traditionnels de gestion des ressources qui relèvent des chefferies locales. Les causes profondes du conflit persistent et même s’aggravent, avec les années de sécheresse du début des années 2000. Début 2006, une brève reprise de la violence prend fin avec accords d’Alger, énième promesse faite à la population touarègue.
L’arrivé des groupes islamistes et radicalisation de la cause touarègue
En 2007, le démantèlement du Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC), algérien, mène à la création d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI). Ce dernier profite de l’absence de souveraineté malienne dans le Nord pour s’y installer. Il établit des liens avec les tribus touarègues locales, au Sud-Est de l’Azawad, notamment avec l’ex-leader rebelle Iyad Ag Ghali. Le concept de djihad est certes étranger aux touaregs, mais leur marginalisation passant également par l’intolérance religieuse, beaucoup de jeunes sont tentés de revendiquer cette composante identitaire stigmatisée. Et plus encore, c’est l’intransigeance des djihadistes face à l’État malien qui séduit, comparée a des groupes rebelles décrédibilisés par leurs échecs successifs. Ansar Dine ne demande plus seulement des droits pour les touaregs au Mali, mais l’instauration d’un califat sur l’ensemble du Mali et l’instauration de la charia. L’islamisme radical au Mali ne vient pas de nulle part, c’est la dernière étape de la radicalisation de la cause touarègue face à l’aggravation des six éléments cités précédemment et les promesses non tenues.
Le trafic saharien : l’argent sale des djihadistes, levier majeur de recrutement
Le mode de subsistance traditionnel touareg, en voie d’extinction, réapparait progressivement avec l’augmentation du trafic, notamment de drogue, de clandestins ou de cigarettes. Les touaregs deviennent, comme les bédouins au Sinaï, des interlocuteurs indispensables pour les trafiquants, voire trafiquants eux même. Les djihadistes anticipent très bien la manne potentielle de ce trafic: ils louent leurs services aux trafiquants avant d’en devenir eux même et d’y ajouter la prise d’otages. Le commerce devient rapidement florissant. Empêtré dans une instabilité politique grandissante et n’ayant jamais été capable d’imposer sa souveraineté dans le Nord, l’État malien laisse faire. Dans un contexte de grave crise économique, cet argent est une arme de recrutement massif. Capable d’offrir 1500 euros de revenus mensuels, AQMI n’a qu’à se servir pour recruter en masse parmi la population, certes non salafiste, mais jeune et démunie. Cet argent permet aussi une corruption massive, fragilisant des autorités maliennes déjà fébriles.
La dernière rébellion : chronique d’une escalade
En 2009, de retour d’une mission à Tombouctou, un agroéconomiste me confie que les
djihadistes sont implantés dans la région mais suscitent une certaine méfiance de la part des touaregs, surtout certains leaders dont la violence heurte leurs valeurs. Mais il souligne surtout combien il est urgent d’agir pour les touaregs si l’on veut éviter que les frustrations accumulées par ce peuple ne fassent le lit de l’implantation massive d’AQMI. Vivant notamment de l’élevage pastoral, ils n’ont accès à aucun vétérinaire, alors que la vingtaine d’éléphants qui vivent plus au Sud en ont deux à leur disposition! Quelques projets de développement réellement adaptés aux conditions locales, une vraie action de l’État malien pour l’ouverture politique envers les touaregs et la réconciliation, c’est ce qu’il aurait fallu pour couper l’herbe sous le pied aux djihadistes. Aujourd’hui, le coût de l’opération Serval, estimé à plus de 100 millions d’euros au 26 février, sans compter le coût de l’indispensable soutien logistique de nos alliés, est déjà sans commune mesure avec l’investissement qui aurait permis de prévenir l’engagement des touaregs aux côté d’AQMI.
Le Mouvement National pour la Libération de l’Azawad (MNLA) est créé le 16 octobre 2011. Poursuivant la logique de radicalisation touarègue, le mouvement demande l’auto-détermination pure, simple et sans condition de l’Azawad. Laïc et favorable à la liberté religieuse, le MNLA ne voit pas d’un très bon oeil l’implantation des djihadistes au Mali, ce qui entraine une scission tribale et régionale avec les touaregs de l’Adrar, alliés d’AQMI. A la chute de Kadhafi, un nombre conséquent d’ex-rebelles exilés rentrent au Mali avec des armes et des connaissances militaires. Les armes légères, les mitrailleuses 12,7 montées sur pick-up et les RPG boostent les capacités militaires du MNLA et des djihadistes. Le MNLA, principalement, lance de vastes opérations contre les FAM dans le Nord. À Bamako, en mars 2012, le capitaine Sanogo utilise ce prétexte pour accuser le président de ne pas fournir à l’armée le soutien dont elle a besoin et mène un énième coup d’État militaire. C’est un coup de grâce : occupés à se battre entre eux, les militaires maliens sont incapables de soutenir leurs forces dans le Nord qui doivent reculer partout le mois suivant. C’est à ce moment qu’apparait le nouveau mouvement Ancar Dine, de Ag Ghaly, symbole de cette radicalisation, par l’islamisme, de la cause touarègue. Indépendantiste et touareg, Il s’allie à AQMI au Mouvement pour l’Unicité du djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Toutes les composantes du conflit sont alors posées.
Le 1er avril 2012, le MNLA déclare l’indépendance et se proclame maître de l’Azawad. Mais, affaibli par les combats, le MNLA perd rapidement du terrain face aux groupes djihadistes, perdant Gao en juin 2012. Face à sa défaite et à l’éminence d’une intervention internationale, le MNLA se dit prêt à négocier, mais Bamako fait la sourde oreille. Le capitaine Sanogo et les militaires, véritable maître de Bamako, méprisent les touaregs et tentent de diffuser l’amalgame MNLA/touaregs/terroristes. Toutefois cette menace d’un accord du MNLA, bientôt rejoint par Ancar Dine, avec le gouvernement malien, inquiète les islamistes. Forts de leur victoire contre le MNLA, rassurés par les signes qui montrent une communauté internationale frileuse, les djihadistes passent à l’offensive sur la ligne de front. La France engage alors l’opération Serval.
L’importance d’un règlement à long terme de la question touarègue
Force est de reconnaître que cette opération était une nécessité. La prise de Bamako, probable, par les djihadistes aurait scellé une nouvelle base djihadiste en Afrique de l’Ouest, bénéficiant d’un sanctuaire bien difficile à reprendre, aux portes de l’Europe. Pour autant, il est important de considérer la façon dont elle apparait aux yeux des populations touarègues. C’est une opération en soutien au retour de l’armée malienne au Nord Mali, la même qui a massacré les touaregs et commis des crimes de guerre pendant 50 ans dans la région, la même qui leur a fait des fausses promesses pendant des décennies et favorisé leur marginalisation dans la société malienne. Des accusations circulent déjà sur le fait que l’armée malienne reprendrait ces vieilles habitudes. Ceci risque d’avoir de graves conséquences à long terme.
Même dans l’hypothèse d’une élimination des groupes djihadistes et indépendantistes, rappelons-nous que leur émergence est le résultat de la crise touarègue. On peut détruire les groupes, mais si l’on ne s’attaque pas aux causes de leur apparition, c’est un coup d’épée dans l’eau. Car dans quelques mois ou années, une nouvelle rébellion verra le jour, certainement encore plus radicale et plus islamiste que les précédentes. Le règlement de la question touarègue et l’endiguement de la pauvreté sont les conditions sine qua non de l’expulsion définitive des groupes djihadistes du Nord-Mali. Or, le gouvernement malien a clairement dit qu’il ne négocierait pas, s’estimant en position de force. Il reprendra le contrôle du Nord-Mali avec la bénédiction de la France, de l’ONU et de la Cédéao, mais rien ne changera. Et, comme ailleurs, comme pour les rébellions précédentes, le conflit reprendra de plus belle.
Nous avons échoué à prévenir l’émergence de la situation actuelle : sans stratégie de stabilisation, nous échouerons également à y mettre fin.
Le MNLA offre son aide pour la traque des djihadistes, assistance hautement stratégique, qui ouvre la porte à l’indispensable dialogue politique. Au lieu de la saisir, la France ne cache pas son embarras, respectant une ligne basée sur l’idée que nous venons défendre l’intégrité malienne et que nous repartirons le plus vite possible une fois la mission onusienne déployée.
Au vu de l’Histoire du Nord Mali, il est d’abord indispensable de s’assurer que l’armée malienne (et ses alliés) ne commette pas de violations massives des droits des populations touarègues, violations qui n’auraient pour conséquences que l’émergence de nouvelles rancœurs, terreaux d’une rébellion future encore plus radicale. Mais plus encore, la France et la communauté internationale se doivent d’enclencher l’indispensable dialogue politique au Nord-Mali. Cela passera également, inévitablement, par le MNLA et ses leaders, dont le gouvernement malien ne veut pas entendre parler, sans grande protestation de la France. Cela passera également par des actes plutôt que de vaines promesses, avec des réponses adaptées aux causes profondes qui nourrissent les différentes rébellions depuis l’indépendance : une reconnaissance effective de l’identité touarègue; la mise en place d’un processus de réconciliation nationale et de justice, l’intégration pleine et entière des mouvements touarègues dans l’espace politique local et national malien, une mise en place effective de la décentralisation et de la démocratie locale, mais surtout un effort important de développement économique de la région. Car c’est ce sous-développement qui est la source première des trafics en tout genre qui irriguent le djihadisme nord malien. Enfin, l’État malien, s’il parvient à sortir de ses divisions, devra mener l’indispensable réforme de son armée et rétablir son autorité dans le Nord, et ce, dans le respect de l’État de droit, l’intégrité et l’efficacité. Ceci nécessitera, de la part de la communauté internationale, un important effort financier, politique et technique, qu’elle ne semble, pour le moment, pas du tout prête à fournir. Aujourd’hui, la paix est à ce prix, et il reste bien inférieur à celui d’une nouvelle guerre, demain.
Alan Beuret