A Alep, «toute une guerre pour un fauteuil…»

(Des Syriens à la recherche de rescapés dans les décombres d'une maison après des bombardements de l'armée syrienne, le 21 août 2012 près de la ville d'Alep . Crédit photo : AFP)

Dans la ville ravagée, les habitants s’estiment otages d’un conflit qui leur est étranger et refusent de prendre parti entre armée et rebelles.

Coincé depuis début juillet dans une étreinte mortelle, comme tout le centre d’Alep, le quartier sunnite de Bustan al-Qasr est remué quotidiennement par les tirs d’artillerie. Quand ce ne sont pas les obus de mortiers ou ceux des chars postés à l’ouest de la ville qui éventrent les habitations, ce sont les bombes qui font trembler tous les édifices. Au cœur du quartier, où les derniers habitants endurent le martyr venu des airs, le vieux cimetière d’Almusalla. Il est bordé d’un muret de pierres équarries. Abdallah en est le gardien : «On dirait pas, mais il y a encore de la place. Faut juste pousser les tombes et pas traîner lors des enterrements. On dirait qu’ils savent quand on enterre les gens, car ils bombardent toujours à ce moment-là.» Un incendie s’est déclaré au dernier étage d’un immeuble qui surplombe le cimetière, suite à un bombardement, il y a deux jours. Les flammes éclairaient en pleine nuit la mort.

Chapelet. Enterré le dimanche, un jeune homme tué dans la rue par des éclats l’a été une deuxième fois, quand un obus a retourné la terre dans laquelle il avait été enseveli anonymement. Le barbier Youssef a toujours vécu près du cimetière. Il ouvre chaque jour et même pendant l’Aïd, la fête marquant la fin du ramadan. Pour l’équivalent de deux euros, Yasser est venu se faire rafraîchir les joues. Le barbier, rasoir en main, sort dans la rue, alerté par le survol d’un avion de l’armée.

Le client interroge : «Qui a la vérité dans cette guerre ?» Deux types sur une banquette répondent d’une même voix en égrenant leur chapelet : «Dieu seul à la vérité.» Le barbier claque sa serviette, retend la joue en la pinçant et reprend le rasage. Le client : «Toute cette guerre pour prendre le fauteuil de Bachar…» Les deux types ne disent rien, puis l’un d’eux réagit : «Tout ça pour un fauteuil de président.»Les bruits des bombardements se rapprochent. Youssef fait pivoter le fauteuil au socle en fonte. Le client se lève : «Qui ils vont mettre à la place, hein ?» Puis se rassoit entre les deux hommes qui répètent, l’un après l’autre : «Dieu seul a la vérité.»

Le barbier affirme que la politique «ne l’intéresse pas». Le client, avant de passer la porte, lâche : «La liberté ? Quelle liberté, celle de Bachar ? Ou celle des types d’en face, encouragés par les forces de l’extérieur ?» Cette fois, le bruit est sourd et se rapproche. Les deux hommes attendent toujours, chapelet en mains, sur la banquette en moleskine, mais aucun ne veut monter sur le fauteuil comme les y invite le barbier, comme s’il s’agissait soudain d’une chaise électrique.

Soufre. Le mercier du quartier de Bustan al-Qasr, la bonne cinquantaine, n’a pas vu un client depuis deux mois. Mais il reste ouvert malgré tout. Kilomètres de rubans, boutons de culotte, bobines de fil à coudre sont recouverts de poussière dans ce pas-de-porte qui n’excède pas 15 m2. Il vend aussi des œufs sur le trottoir devant sa boutique, pour ne pas crever de faim, «mais ils ne partent pas». Quand les obus tombent, il ferme la porte vitrée, s’assoit derrière son comptoir et reste les mains jointes entre les genoux, regardant droit devant lui : «Aller où ? Et sans argent… Je suis né ici et je mourrai ici. La guerre ce n’est pas les Syriens qui l’ont voulue. C’est de l’extérieur que vient toute cette histoire.» Il ne veut pas en dire plus et donne l’impression qu’il s’est même beaucoup trop avancé. Une accalmie et il ressort ses boîtes d’œufs.

La terrible routine reprend. Le ciel est bleu électrique et puis, à nouveau, le sol tremble et une colonne couleur soufre monte. Ici comme dans tous les quartiers du centre, le soleil et l’ombre se guettent et se retranchent en adversaires de chaque côté des rues. Saad tient boutique dans une rue en partie bloquée par un autobus calciné. Devant chez lui, un homme nettoie l’urine des chiens errants. Saad, 34 ans, fait partie d’une famille de petits commerçants, la petite bourgeoisie du quartier. Une modeste flotte de quatre taxis appartient au père, «mais, avec le litre d’essence à un dollar, les quartiers bouclés et les bombardements, les affaires ne tournent plus», se lamente-t-il.

Il possède une épicerie d’angle qui lui vient de son père. Trois commis s’agitent dans des rayons chaque jour un peu plus vides. Saad insiste pour ne pas mentionner l’adresse de son commerce. Il annonce d’emblée qu’il n’a pas fait d’études poussées, «mais que la guerre a transformé chaque habitant d’Alep en professeur de sciences politiques». Il poursuit : «On voit bien que nous sommes coincés entre les camps qui s’affrontent. Les Occidentaux veulent abattre notre souveraineté. On vivait sous la tyrannie d’un clan. Mais on s’y était habitué. On pouvait circuler, aller manger une glace et se baigner à Lattaquié [à 200 kilomètres à l’ouest d’Alep], ou rouler de nuit vers Damas. Rien ne pouvait nous arriver. Les femmes circulaient la nuit. Maintenant, elles sortent et elles se font tuer dans la rue. Mais c’était notre tyrannie. On ne veut pas celle des Américains, d’Israël, des Français, des Anglais ou des Allemands.»

Saad, que guette l’embonpoint, est assis sur une caisse de soda recouverte d’un tapis et assure mains posées bien à plat sur les genoux : «C’est ici, à Alep, que se prépare la troisième guerre mondiale.» Il dit cela sans hausser le ton comme s’il donnait un ordre à l’un des petits commis : «Les Russes ne lâcheront pas le régime et l’Iran non plus.»Il part servir une dame qui demande s’il reste du fromage. Saad dit que non, mais qu’il lui reste du lait en poudre, du thé et du riz.

«Cafard». Dans le quartier d’Al-Fardos, dans le sud de la ville, est tombé un obus, et Saad regarde monter le nuage de poussière. Quand on évoque l’Armée syrienne libre (ASL), il s’interroge : «Qui sont ces étrangers qui combattent ici ? Ceux qui combattent à Salaheddine [dans le sud-ouest de la ville, ndlr], on sait pas qui c’est. Ce ne sont pas des Syriens… On ne veut pas d’extrémistes religieux et c’est pas bon ce qui se passe avec ces combattants venus d’ailleurs.» Puis il se lève et s’affirme porteur d’un message : «Dites-leur, chez vous, que ça va être vraiment la guerre, et que ce qui se passe ici, ce n’est rien à côté de ce qui va se passer si les Américains et Israël interviennent. Car si c’est le cas, toute la région va exploser.»

Bustan al-Qasr est à dix minutes du nœud de serpents que sont devenus les quartiers de la vielle ville et notamment les quartiers chrétiens qui s’y trouvent enchâssés, sous le contrôle des forces loyales à Al-Assad. Mohamed était prothésiste dentaire. Il lui arrivait d’aller souvent «à Souleymanié ou à Midan, les quartiers chrétiens, pour affaires». Son appartement de Bustan al-Qasr, au dernier étage, offrait il y a encore deux jours «une vue imprenable». Il a été touché par un obus de mortier et les meubles sont recouverts de poussière couleur pierre à aiguiser. Il erre dans la rue avec comme tout bagage un sac-poubelle de 100 litres qu’il montre à la dérobée. «Les chrétiens sont enfermés comme nous dans leurs propres quartiers mais eux ne sont pas bombardés. Ils vivent dans une île, une sorte de petit Paris à eux», croit-il savoir. L’un de ses fils, 14 ans, a, dit-il, été rossé de coups par les chabiha, des milices pro-Assad, début juillet, «comme ça, pour rien». Il prend alors la rue déserte à témoin et tourne avec rage le talon droit en disant : «Tiens Bachar, je t’écrase comme un cafard !»

Les voisins sont descendus et l’écoutent silencieusement. Pas un mot, pas un ajout à ce que vient de dire Mohamed qui se retourne, soulevant violemment son sac-poubelle d’une main, en explosant de colère : «Vous acceptez qu’on vous écrase, vous ? Qu’on tue vos enfants ? Répondez !» Les gens se retournent et s’en vont. Un type, pas plus de 25 ans, bras gauche tatoué d’ une dague transperçant un crâne, avec marqué, en arabe, «Je t’aime», se marre, puis disparaît aussi vite qu’il était arrivé. Un homme en djellaba se dirige vers la mosquée pour la prière de la fin d’après-midi, en glissant «Dieu décide». Puis s’en va, se ravise avant de revenir sur ses pas : «L’espoir, on n’en a pas, que ce soit Bachar ou les autres.»

Western. Dans une école où une bombe de 100 kilos a percé un trou béant, sans exploser, dans le plafond de béton, un médecin du quartier opère «la peur au ventre», explique-t-il. «Il ne faut pas croire que les gens sous les bombes sont tous acquis à l’ASL. Ici, les gens ne diront rien mais la fidélité silencieuse à Bachar est toujours importante. Se taire et prier Dieu, c’est tout ce qu’il y a à faire.» Sur une table, un blessé par balle s’est assoupi, la bouche tordue, comme si la vie s’était échappée en se frayant un chemin. Il est près de 17 heures. Quatre cavaliers, sur des montures à la robe souris, sortis de nulle part comme dans un western, avalent une avenue et les secousses alors que tombent les obus alentour, avant de s’enrouler autour d’un carrefour démoli par les impacts de mortier.

JEAN-LOUIS LE TOUZET,  envoyé spécial à Alep

Source  :  Libération le 21/08/2012

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