Ismaïla Madior Fall, constitutionnaliste : « … Les parlementaires eux-mêmes avouent qu’ils ne comprennent pas la Loi de règlement… »

M. Ibrahima Madior Fall. DR Noor InfoIsmaïla Madior Fall est professeur de Droit public et de Sciences politiques à l’Université de Dakar. Il est aussi chercheur sur les questions de régimes politiques en Afrique, et des systèmes électoraux et de gouvernance démocratique en général.

Il travaille également dans certains pays pour le compte des Nation- unies, comme expert constitutionnel. Il a accordé conjointement cet entretien à Al Akhbar et Noorinfo, lors de son passage en Mauritanie, il y a quelques jours, dans le cadre du cinquième Forum régional sur les «Finances Publiques et Bonne Gouvernance» , auquel il a participé comme expert de la GIZ.

 

Quel est l’intérêt d’un forum régional sur les finances et la bonne gouvernance?

C’était un forum intéressant, parce qu’il a porté sur un sujet important mais négligé à savoir la Loi de règlement. Dans la vie des états modernes lorsqu’il y a un budget voté avec l’ensemble des dépenses et des recettes qui sont exécutés. Normalement il est prévu, dans la plupart des pays, qu’il y ait une Loi de règlement qui intervient pour régler le budget précédent.

Cette loi dit : voilà comment le budget a été exécuté en dépenses et en recettes, voilà les anomalies qui ont été constatées et voilà les irrégularités qu’il faut corriger ou éventuellement sanctionner. Autrement dit, c’est une loi qui permet d’avoir une idée exacte de comment le budget, qui a été autorisé par le Parlement, a été exécuté par le gouvernement. Mais, on se rend compte que dans la plupart de nos pays, la Loi de règlement est négligée ; dans beaucoup de pays, pour ne pas dire la quasi-totalité des pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, on peut rester des années sans la voter. Il y a des pays où la Loi de règlement n’est pas votée ou alors seulement six, sept ou huit ans après le budget qu’elle est censée régler.

Mais ne révèle-t-elle pas tout de même une quête de transparence dans la gouvernance ?

Si la Loi de règlement est votée des années après le budget qu’elle est censée régler, elle n’aura certainement aucun impact sur la transparence. Quand on va voter le budget de l’année 2013, il faut que le budget de l’année 2012 soit réglé, et que les parlementaires soient éclairés sur la façon dont le budget précédent a été exécuté avant de voter le budget de l’année prochaine. Si on parvient à le faire, évidement cela a un impact sur la transparence financière, parce qu’il permet aux parlementaires de voir si le gouvernement a bien exécuté le budget précédent.

Qu’est ce qui explique de tels retards ou une telle négligence dans le vote de la Loi de règlement?

Dans nos pays, nous ne sommes traditionnellement pas familiers d’une quelconque culture de la Loi de règlement. Ce qui a toujours intéressé nos gouvernements, c’était d’avoir le budget de l’année à venir, qu’on appelle la Loi de finances. Ou, lorsqu’en cours d’exercice on se rend compte qu’il y a des problèmes et que les prévisions budgétaires qu’on avait faites ne sont pas bonnes, on fait ce qu’on appelle une Loi de finance rectificative, ou une Loi de finance complémentaire, comme en Tunisie.

C’est pour rectifier les prévisions initiales, qui se sont révélées inexactes avec la conjoncture économique. Donc, il y a la faiblesse de la culture de l’évaluation, la faiblesse de la culture de transparence premièrement. Deuxièmement, dans nos pays il y a le fait que les données financières ne sont pas fiables souvent. Il y a aussi le fait que parfois les comptes ne sont pas produits (la Loi de règlement on l’appelle la Loi des comptes, parce que c’est la loi qui fait le point sur l’ensemble des comptes du pays). La plupart du temps, les comptes ne sont pas produits à temps ; et tant que les comptes ne sont pas produits à temps, on ne peut pas élaborer la Loi de règlement.

Quel est le degré d’implication des populations par rapport à cette Loi de règlement?

Les populations ne sont pas du tout impliquées. En principe, la Loi de règlement est censée être l’affaire des parlementaires, mais les parlementaires eux-mêmes avouent qu’ils ne comprennent pas la Loi de règlement, parce que c’est comptable, trop rébarbatif et il y a trop de tableaux financiers.

Ils ne parviennent pas toujours à comprendre le contenu de la Loi de règlement telle qu’elle leur est transmise par le ministère des finances. Ils ne parviennent pas non plus à comprendre la déclaration de conformité et le rapport sur l’exécution du budget élaboré par la Cour des comptes. La Cour des comptes est censée éclairer, expliciter, clarifier le contenu de la Loi de règlement à l’intention des parlementaires, mais les parlementaires disent qu’au fond cette Cour ne les aide pas vraiment.

Ensuite dans nos pays il n’y a pas une tradition de ce qu’on appelle les suivis des budgets par la Société civile : le «Traking budget» par exemple, dans les pays d’Amérique latine et dans d’autres anglo-saxons où il y a des organisations de la Société civile spécialisées dans le suivi de l’exécution de budget pour voir si le gouvernement a donné les allocations budgétaires pertinentes, a fait des allocations budgétaires attendues par les populations dans les secteurs où ces populations le souhaitaient. Mais on n’a pas encore cette culture dans les pays africains que ce soit au sud du Sahara ou dans le Maghreb.

Comment peut-on donc faciliter la compréhension de la Loi de règlement aux parlementaires?

C’est ce qui a été discuté durant ce forum : voir quelles sont les meilleures voies pour réhabiliter le Parlement et lui permettre d’exercer sa fonction de contrôle de l’exécution du budget à travers la Loi de règlement. L’une d’elles consisterait à renforcer la collaboration qui existe entre la Cour des comptes et le Parlement, parce que toutes nos constitutions des pays du Maghreb et de l’Afrique francophone disent très clairement : «La Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’exécution du budget à travers la Loi de règlement».

Ensuite on a prévu d’avoir des experts financiers qui seraient recrutés et mis au profit des Parlementaires, parce que les experts financiers s’ils étaient recrutés et travaillaient pour les parlementaires, ils pourraient leur expliquer très clairement le contenu de la Loi de règlement.

Comment jugez-vous l’indépendance de nos cours des comptes?

Après la déclaration de l’UMA en 1977, les institutions supérieures de contrôle de finances publiques doivent avoir l’indépendance la plus totale, et l’indépendance la plus totale commence d’abord par le statut : il faut que les membres de la Cour des comptes soient totalement indépendants, ce n’est pas toujours le cas dans nos pays africains avec la possibilité parfois de révoquer le président de la Cour des comptes.

Il faut aussi que la Cour des compte soit indépendante dans son organisation ; ça veut dire qu’il faut qu’elle ait une autonomie financière, ce qu’on ne voit pas toujours dans la pratique de nos états. Souvent les budgets de la Cour des comptes sont au niveau du ministère des finances bien rangés dans une rubrique (Pouvoir public).

Il y a l’indépendance fonctionnelle, qui suppose que la Cour des comptes doit pouvoir, chaque année ou chaque deux ans, élaborer son plan annuel d’activités, ce qui n’est pas consciencieusement effectué. La Cour des comptes doit pouvoir publier ses rapports sur l’exécution du budget et sur l’utilisation des ressources publiques de façon indépendante, mais dans la plupart de nos pays on dit que la Cour des comptes peut publier les rapports si le Président de la République l’autorise. La Cour des comptes doit normalement pouvoir, devoir d’ailleurs, envoyer son rapport au Parlement, ça aussi ne se fait pas toujours.

Pourquoi la décision constitutionnelle en Afrique est souvent contestée? Constatez-vous un manque de cohérence?

Il ne faut surtout pas généraliser. En Côte d’Ivoire par exemple, le Conseil constitutionnel a eu une attitude assez curieuse en reconnaissant dans un premier temps la victoire de Laurent Gbagbo, et dans un second temps celle d’Alassane Ouattara. Malgré ces problèmes, il y a une tendance à mon avis à la normalisation de processus électoraux: au Liberia ça s’est plutôt bien passé, en Guinée Bissau aussi les élections elles-mêmes se passent bien.

Lors de la présidentielle au Sénégal, le président sortant a autour de 30%, l’élection s’est bien passée, même s’il y a eu des problèmes au Sénégal mais qui n’étaient pas liés au processus électoral mais à la conditionnalité de la candidature d’Abdoulaye Wade.

Propos recueillis par Awa Seydou Traoré et Mohamed Diop
Pour Noorinfo et Al Akhbar

Source: Noor Info

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