Libye, Côte d’Ivoire, Afghanistan : la « démocratie » par les armes

La guerre est-elle moins cruelle quand elle est animée par de bons sentiments ? Nullement, répond Tzvetan Todorov, directeur de recherche honoraire au CNRS et historien, qui pointe aussi des hypocrisies dans les motivations des pays occidentaux engagés sur d’autres territoires.

On pouvait espérer que l’arrêt de la guerre froide conduise à un nouvel ordre mondial, mettant fin aux conflits armés entre nations. Or les guerres dans lesquelles sont engagés nos pays n’ont pas cessé au cours des dernières décennies, elles ont seulement changé de justification : leur but déclaré est de sauver des vies, de combattre la barbarie, d’imposer le respect des droits humains.

Le dernier exemple d’une telle intervention a été la guerre de Libye en 2011. On le sait, elle a recueilli en France une approbation quasi unanime. Elle avait en effet tout pour plaire. Son but était de protéger une population innocente contre les exactions d’un tyran haïssable, qui menaçait de provoquer un bain de sang. Aucune arrière-pensée n’animait nos actions, la preuve, nos soldats n’ont pas occupé le pays après la victoire. A quoi s’est ajoutée la satisfaction de constater qu’il n’y a eu aucune victime parmi les nôtres, seuls les belligérants locaux ont eu des pertes. Alors, pourquoi bouder son plaisir ? Parce que rien n’était aussi simple.

 

Nommons les actes par leur nom 

 

Kadhafi était un autocrate imprévisible, mais, depuis 2004, il était considéré comme notre ami, les chefs d’Etat occidentaux se pressaient chez lui, lui-même était notre invité, on signait avec lui des contrats commerciaux, nos polices se rendaient des services mutuels. Ceux qui l’ont défié voulaient prendre sa place, à leur tête on trouvait des ministres de son gouvernement qui venaient de démissionner. Les prétendus bombardements de manifestants, qui avaient ému l’opinion mondiale, se sont révélés être une fabrication. Le bain de sang s’est réalisé après notre intervention : d’après le Conseil national de transition, la guerre civile qui s’en est suivie a causé environ 30 000 morts, un nombre impressionnant. La victoire des insurgés, scellée par le lynchage de Kadhafi, n’a pas apporté la démocratie espérée par l’opinion publique occidentale, les nouvelles lois sont plus rétrogrades que celles d’avant, dans les prisons on torture et tue les anciens adversaires.

 

Il est vrai que les soldats français et britanniques ne sont pas restés au pays, mais leurs gouvernements peuvent compter sur la reconnaissance des équipes qu’ils ont mises au pouvoir. Nommons les actes par leur nom : nous sommes intervenus dans une guerre civile en cours, dans le but de renverser le gouvernement en place et de le remplacer par un autre. L’intervention française en Côte d’Ivoire, toujours en 2011, a correspondu au même schéma, même si, selon ses partisans, elle a permis d’ »éviter un génocide ».

 

L’Afghanistan ou le leurre d’une démocratie « clé en main »

 

La guerre d’Afghanistan, elle, dure depuis 2001, et les soldats de la coalition occupent toujours le pays. Le but, disait le président français en accord avec les députés au Parlement, est de combattre la barbarie et de promouvoir la civilisation. Ou, plus concrètement, de détruire le terrorisme qui nous menace et d’aider à la construction d’un Etat démocratique, respectueux des droits humains. On peine pourtant à atteindre ces deux objectifs, et pour cause.

 

Car d’abord on n’a pas affaire à des terroristes professionnels, mais à une grande partie de la population, hostile à la présence des soldats étrangers. Les militaires sur place recourent aux techniques de contre-insurrection, déjà testées par la France en Algérie dans les années 50 et par les Etats-Unis au Vietnam dans les années 60, en oubliant qu’elles se sont révélées inefficaces. Les pays occidentaux ont, de toutes les façons, plus à craindre ceux qui, chez eux, s’identifient à la cause des occupés, que les lointains Afghans : l’occupation accroît donc le danger terroriste au lieu de l’éliminer. D’autre part, la démocratie ne peut être livrée à la manière d’une marchandise, elle demande une transformation de la société qui doit venir de cette société même. Menée au nom d’objectifs irréalisables, l’intervention occidentale est en même temps un gouffre financier, qui devrait faire réfléchir nos gouvernements par le temps de crise que nous vivons. Les dépenses militaires américaines en 2011 ont été de 117 milliards de dollars ; à titre de comparaison, le budget annuel de l’Etat afghan s’élève à 750 millions de dollars.

 

L’intenable rôle de gendarme du monde

 

On ne peut parler d’ingérence humanitaire lorsqu’on s’introduit dans une guerre civile en cours pour assurer la victoire de l’un des belligérants. Cette hypocrisie permet de se donner provisoirement un semblant de légitimité, mais compromet durablement les notions mêmes de démocratie et de droits humains. Il est temps de changer notre vision : la « communauté internationale » ne se réduit plus au bloc occidental, l’ère de l’hégémonie universelle d’un seul groupe de pays est révolue. Jouer au gendarme du monde n’est ni possible ni souhaitable ; un équilibre multipolaire, sans être une panacée, ouvre de meilleures perspectives.

 

Une intervention militaire provoque toujours des victimes et d’innombrables autres dégâts. Si son but est de sauver des vies humaines, il faudrait se livrer au préalable à des calculs périlleux pour savoir si l’on en sauvera plus qu’on n’en sacrifiera. Eradiquer le mal de la surface de la terre est un objectif inatteignable, contentons-nous d’être prêts à repousser toute agression.

 

Le génocide chez nos voisins peut justifier une exception à cette règle ; malheureusement, nous ne sommes pas intervenus lors des derniers génocides, au Cambodge et au Rwanda, alors que nous avons invoqué  de faux génocides pour justifier nos interventions ailleurs. Quant à l’humanitaire, mieux vaut se ranger à la doctrine de Médecins sans frontières, qui, aux guerres de civilisation, préfère les efforts de civiliser la guerre : seul moyen pour  y préserver, malgré tout, un esprit d’humanité.

Tzvetan Todorov

Source  :  Le Nouvel Observateur le 20/02/2012

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page