A l’instar de ce qui se passa lors du Congrès du Dialogue Arabe Révolutionnaire et Démocratique, organisé par la Libye, le Congrès Populaire Arabe et Islamique, tenu au Soudan, était le théâtre d’une rude confrontation entre Ould Mansour et l’avocat Negib Echabbi- Secrétaire Général du Parti Socialiste Tunisien- à propos de la « sincérité de l’Islam » vis-à-vis de la démocratie comme mode d’alternance politique.
Pour l’avocat, les Islamistes abordaient la démocratie sans réelle conviction. Et même à supposer qu’ils en étaient convaincus, ils pêcheraient contre l’Islam car les mécanismes internes de cette religion seraient incompatibles avec la démocratie, pensait-il. Pour Jemil, il s’agissait-là d’un pur procès d’intentions basé sur des idées préconçues et une foule de préjugés éculés.
Par contre, faisait-il remarquer, toutes les autres tendances politiques présentes à ces congrès avaient déjà exercé le pouvoir et n’avaient pas appliqué la démocratie. Le procès en incompatibilité avec la démocratie devait donc leur être intenté à elles aussi. Et Ould Mansour de continuer à défendre son mouvement en alignant d’autres séries d’arguments dont le fait que les Islamistes croient au débat d’idées avec n’importe qui, y compris les tyrans, parce que l’Islam est tolérant et préfère la résolution pacifique des conflits. La guerre en Islam est un moyen pour défendre une idée et non pour la récuser comme l’atteste le verset suivant : « Vous est prescrit le combat [contre les incrédules] alors qu’il est pour vous [une chose] détestable », (Albaqara, 216-220).
En effet, il existe, parmi les Islamistes, des groupes qui récusent la démocratie. Mais ce n’est pas le cas des Islamistes Centristes qui ont adopté la démocratie par choix conscient et par conviction. Le rejet de ces Islamistes-là et leur ostracisation constituent le meilleur moyen d’encourager les extrémismes religieux. Jemil Ould Mansour donnera, comme exemple de l’esprit d’ouverture des forces islamistes et leur capacité à accepter « l’autre », le cas du Parti du Centre en Egypte. Parmi les membres fondateurs de ce parti, on trouvait deux Chrétiens. Des centaines d’autres Chrétiens égyptiens aspirent à s’y enrôler. De nombreuses Fatawa sont venues bénir de telles initiatives. Donc, mêmes les Chrétiens voient en l’Islam un cadre de coexistence pour des religions différentes, ce qui met en difficulté l’idée de la laïcité (séparation de la religion et de l’Etat) parce que le statut des « tributaires » (ceux qui sont soumis à la Dhimma) est on ne peut plus clair et convenu.
L’ancien détenu considère que la démocratie est avant tout un système d’organisation civilisé compte non tenu des contenus qu’il pourrait véhiculer. Il s’agit d’élections, d’alternance, de respect de l’avis de l’autre, même s’il était minoritaire. Pour mieux comprendre la déconnection entre le contenu qu’on pourrait mettre en la démocratie et l’arsenal de règles que constitue son système, il suffit de voir qu’en France l’interdiction du voile islamique a été édictée sous prétexte de l’atteinte aux valeurs de l’Etat et qu’aux Etats-Unis, les deux seuls partis que le système autorise sont les Républicains et les Démocrates, à l’exclusion de tout autre formation politique. Il est donc possible que le même système d’organisation des rapports entre les citoyens véhicule des contenus et des valeurs différents.
« A chaque séance d’interrogatoire, les policiers apportaient un petit bureau où ils s’installaient et commençaient à me questionner sur mes liens avec une organisation secrète… Puis ils m’apportaient un procès verbal d’une dizaine de pages que je signais… Mes réponses tournaient toutes autour de mon refus de la clandestinité sous prétexte que nous sommes dans une société musulmane et nous n’avons pas besoin du travail clandestin…
L’un des enquêteurs était plus futé que les autres : il me demandait de lui exposer ma position par rapport à la démocratie mauritanienne. Je lui répondais que, pour moi, elle était frelatée. Il me disait qu’étant donné le fait que cette démocratie était falsifiée et étant donné le fait que j’étais militant politique, je dois bien avoir d’autres moyens à préconiser. Je lui répondais que les vrais militants pacifistes sont dotés d’une endurance à toute épreuve et que la répression qu’exerce l’Etat contre eux s’est toujours révélée incapable d’empêcher l’avènement du salut et de la délivrance. Je lui donnais l’exemple du Mahatma Gandi et sa lutte pacifiste contre les Anglais. Je lui répétais mon opposition à ce régime qui nous privait de notre droit légitime à exercer les activités politiques. Il me questionna sur mes voyages et me demanda s’il pouvait mener l’interrogatoire en français. Je lui dis que mes connaissance en langue française sont très maigres et se limitaient à ce que m’en avaient appris mes amis de l’UFD… On s’accorda alors de mener l’échange en Zreiga (mélange de français et de hassanya). Je me rappelle qu’il m’avait demandé de lui décrire ma relation avec Ettourabi. Je lui avais avoué mon admiration pour ce savant. Dans le procès verbal qu’il me demandait de signer, j’ai décelé une petite entourloupe que j’avais tenu à relever. L’enquêteur avait consigné que j’avais « écouté » les « directives » à la place des « conseils » d’Ettourabi. La nuance avait son importance car dans un cas j’étais aux ordres et dans l’autre j’étais conseillé.
Un autre interrogateur fit son entrée et m’annonça : ils m’ont demandé de t’interroger à propos de « Hassem ». Il doit y avoir méprise, lui répondis-je. Il doit s’agir de « Hamass » et non « Hassem ». Je connais bien « Hamass » lui dis-je et je lui donnais moult explications sur cette organisation. Il revint quelque temps après, un peu irrité, et m’annonçais : tu t’étais bien moqué de moi. Ils veulent que tu leur dises ce que tu savais sur une organisation secrète du nom de « Hassem ». Je lui répondis que je connais toutes les organisations politiques de la place. Et comme je ne connais pas « hassem », « Hassem » ne doit pas exister.
Une autre fois, je reçus la visite d’un officier. Il me dit : Jemil, je voudrais que tu me dises une Fetwa (Réponse argumentée du point de vue islamique). Même si je ne suis pas un Mufti, j’essayerai de répondre dans la mesure de mes moyens. Il me dit : comment peux-tu juridiquement prouver la véracité d’une déclaration ou d’un fait ? Je lui dis qu’en général on observe, on relève, on note les occurrences…Tu ne me comprends pas, me coupa-t-il. Comment un juge peut-il juger de la véracité d’une déclaration, par exemple ? En général, il lui suffit de produire deux témoins dont les témoignages sont juridiquement recevables. Il me dit qui connais-tu, parmi les pensionnaires de cette prison, dont tu juges le témoignage recevable ? Je les crois tous capables de témoigner valablement. Il répliqua : que diras-tu si je t’amenais deux témoins, parmi ceux qui sont en prison et qui sont prêts à témoigner contre toi… Je lui répondis : s’ils avaient témoigné contre moi chez moi ou dans la rue, je pourrais considérer leur témoignage recevable mais ici, dans les cachots de la police et sous la menace, la situation est différente. Mais vous pouvez toujours faire venir vos témoins. L’officier amena des témoins appartenant au groupe des détenus et il s’est produit ce que lui avez prévu mais aussi ce fut ce que moi j’avais prévu (il est inopportun ici de citer des noms)…
Quand ils désespérèrent de me faire dire ce qu’ils auraient voulu entendre, je reçus la visite d’un inspecteur accompagné d’un groupe d’agents qui me demandèrent de les suivre à l’étage. Ils me demandèrent de me déshabiller et j’ai refusé. Ils m’enlevèrent mes vêtements de force à l’exception de mon pantalon et m’obligèrent à faire des mouvements particulièrement éprouvant pendant presque 12 heures d’affilée.
A la suite de tout cela, nous avons débattu entre nous et sommes convenus de procéder aux déclarations que la presse avait largement diffusées et qu’elle avait copieusement dénaturées à coups de montages et de falsifications.
Après avoir acquis la conviction que le régime cherchait à nous pousser à nous engager dans une voie de confrontation avec lui et pour éviter que nos éléments se retrouvent dans l’obligation de recourir, par désespoir, à des moyens que nous reprouvions, nous avons décidé de recourir aux « déclarations ». Pour ce qui me concerne, j’avais exigé que ma « déclaration » demande à l’Etat de garantir l’application de la loi ainsi que la liberté de réunion et d’association. Mais, évidemment, ils ont coupé ce qui les dérangeait dans ma « déclaration ». J’avais consciemment assumé les conséquences politiques de la défiguration de mes propos. » Il vaut mieux que ce passage soit présenté sous la forme d’un encadré, il tranche avec le reste et interrompt le récit. Par ailleurs, le discours rapporté est un exercice complexe, il te faut identifier les questions et les réponses et introduire une distinction qui permette au lecteur de s’y retrouver.
Pour le détenu Ould Mansour, le courant islamiste mauritanien n’est pas violent par nature. En effet, malgré la privation de ses droits politiques, il n’a recouru à aucune action de violence. Au contraire, il a décidé de soutenir le candidat indépendant avant de rejoindre l’Union des Forces Démocratiques. Ce fut-là, du moins, le cheminement de la plupart des islamistes. Beaucoup se sont contentés de la pratique du prosélytisme et de l’instruction au sein des mosquées et des mahadhra. Mais tous les régimes policiers finissent toujours par se créer leurs propres extrémistes.
Pour sa part, Jemil Ould Mansour est l’un des adeptes du Professeur Ghannouchi. Ce dernier considère qu’il y a trois étapes dans l’évolution de l’Etat : l’Etat de nature (la tyranie), l’Etat de la raison (justice et équité) et l’Etat de Chraa (droit musulman). Comme Ghannouchi, Jemil est persuadé que l’Etat de raison est celui qui sied le plus à la situation actuelle et c’est la raison pour laquelle il a choisi la démocratie. C’est aussi la raison pour laquelle lui et son groupe adhérèrent à l’Union des Forces Démocratiques (UFD). Le détenu Jemil pensait, cependant, que le courant islamiste est capable d’accueillir tout le monde (Soufistes, Salafistes, Fondamentalistes…).
Un jour, le détenu a été convoqué par le Directeur de la Sureté alors qu’il essayait, avec d’autres, de créer un front islamique. La raison de cette convocation était que ce projet ne s’inscrivait pas dans l’orientation du régime. La convocation avait des apparences amicales voire bienveillantes mais comportait aussi un volait de mise en garde et de menaces à peine voilées. Son épouse ainsi que 12 autres personnalités reçurent la même convocation s’inscrivant dans le même contexte.
« Une fois qu’ils avaient fini de mettre leur plan au point, ils nous informèrent que nous avions le droit de nous adresser à la presse. Quand j’ai écouté les « déclarations » que la radio d’Etat diffusait en boucle, je fus profondément affecté. Le montage était horrible et l’intension tout simplement diabolique. Je décidais alors de m’évader. Je l’ai décidé pour deux raisons : redresser la désastreuse image que le régime avait donnée de notre groupe et continuer à défendre notre cause.
J’ai demandé à ma famille de faire parvenir une trousse de toilette, un boubou de couleur différente de celui que j’avais sur moi ainsi qu’une montre équipée d’un réveil. Je m’étais trouvé une petite place dans le hall près d’un ami à moi mais un policier était venu se poser sur la chaise juste à côté de nous. En guise de diversion, je m’étais mis à pester contre la présence de moustiques et en ai profité pour trainer mon petit matelas plus loin, près d’un groupe de policiers et de détenus qui dormaient à points fermés. On était près d’une fenêtre qui donnait sur un grand arbre sous lequel s’amassaient des détritus puis un mur puis l’inconnu…
J’avais demandé à un ami de m’avancer 1000 ouguiyas en prévision des frais du voyage. A deux heures du matin, le réveille de ma montre, que j’avais gardée collé à l’oreille, se mit à sonner discrètement mais suffisamment fort pour me tirer d’un sommeil quelque peu agité. Je me suis alors mis à dérouler mon plan. Après avoir ajusté mon turban, j’ai plié mon boubou neuf et étalé l’ancien à ma place sur le matelas pour faire croire, après mon départ, que je continuais à y dormir. Mais soudainement, je vis un policier sortir pour accompagner monsieur Boubacar Ould Ahmed probablement aux toilettes. Je compris que le remue-ménage que la sortie des deux hommes allait provoquer pourrait être pour moi une occasion en or pour tromper la vigilance du veilleur. Mais, malheureusement, les deux hommes revinrent plus vite que je ne le pensais et je n’eus le temps de mettre à exécution mon plan. Puis je vis le veilleur, lui-même, sortir, visiblement, pour uriner. Sans hésitation aucune, je me retrouvai de l’autre côté de la fenêtre puis de l’autre côté du mur au milieu de déchets dans un entrelacs de poutres, de planches et de barres de fer de construction tordues dans tous les sens. Des chiens s’étaient mis aboyer et j’ai hésité un moment de peur d’être rattrapé mais je remis mon destin entre les mains du Tout Puissant et décidai de continuer…J’étais sorti du côté de la CODIMEX et ai tourné sur la droite en direction du Ksar. Puis soudain, je vis une lumière. Je bondis par-dessus le mur d’à côté et je me retrouvai dans une cour où, heureusement, un groupe de dormeurs continuaient à ronfler paisiblement. Je sortis de la cour sans faire de bruit et me dirigeai vers un ami qui habitait Tayarit. J’étais impeccablement enturbanné et ma montre indiquait 3 heures du matin. Mais, arrivé devant la maison de mon ami, je trouvais qu’il était parti en voyage ce qui me plongea momentanément dans une grande anxiété. Je décidais alors d’aller rejoindre des proches à Dar Ennaiim. Je passai au nord de l’Aéroport, dépassai Mgueyzira et arrivai à destination vers 4 heures du matin. Je demandai alors qu’on apportât de l’eau et un lave-mains pour me raser la barbe et pour me retrouver dans la peau d’un jeune homme du MDI (Mouvement des Démocrates Indépendants, jeunes laïques d’obédience socio-démocrates, ndlr) …
Après ce brin de toilette improvisée mais radical, je me dirigeai vers là où se trouvaient ma mère et mon épouse. Je hélai un taxi et j’insistai auprès de son conducteur pour qu’il m’amenât le plus vite possible à Riadh pour que, lui inventai-je, que je ne rate pas l’avion. Je fis la prière du petit matin chez moi avant de retourner en ville pour plonger dans la clandestinité pendant deux jours au cours desquels j’ai distribué, avec quelques amis, un tract. Nous commencions à réfléchir à l’avenir quand tomba la décision de notre élargissement… »
Par Mohamed Vall Ould Sidi Meille
Article publié en version arabe par www.taqadoumy.com
(Traduction en collaboration avec Kassataya.com)
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