Entretien avec François Burgat, DR au CNRS, politologue sur le monde arabe et musulman.
« Si les systèmes politiques arabes redeviennent fonctionnels et donc crédibles, tous ces jeunes qui entendaient, souvent à juste titre, « changer le monde » seront moins tentés de le faire par la force »
Après la victoire par les urnes des islamistes « modérés » en Égypte, Tunisie et Maroc, l’Occident prend peur. Mais pourquoi ces pays, dont la plupart viennent de sortir par la force de plusieurs décennies d’un pouvoir autoritaire, choisissent-ils des partis associés à des courants radicaux pour les gouverner ? Pour répondre à un jeu d’échec géopolitique complexe qui s’inscrit sur la durée entre Orient et Occident, François Burgat, politologue sur le monde arabe et musulman, nous fournit quelques clés afin de nous forger notre propre opinion sur un monde en pleine mutation.
Comment expliquer la genèse de l’islamisme ?
Disons que dans le contexte post-colonial, ce sont des forces politiques dont l’agenda a consisté surtout à se démarquer de la première génération des élites indépendantistes (francophones dans le cas du Maghreb). Elles leur reprochaient de n’avoir pas parachevé – sur le terrain culturel – cette « remise à distance » de l’Occident que les luttes pour les indépendances, puis pour les nationalisations (du canal de Suez égyptien ou des hydrocarbures algériens) avaient respectivement opérée, sur le terrain politique d’abord, puis sur celui de l’économie. Leur dénominateur commun est donc de vouloir restaurer la centralité de cet héritage islamique – ou de l’interprétation qu’ils en font – qui a été malmené à leurs yeux par la colonisation. L’explication que j’ai pour ma part avancée dans mes principaux ouvrages (1) est que la capacité de mobilisation des islamistes vient du caractère « endogène » c’est-à-dire home made du langage et des références qu’ils entendent réhabiliter, bien plus que de leur dimension « religieuse » ou « sacrée ». Progressivement les revendications des islamistes, d’abord spécifiquement sociétales, ont englobé le spectre tout entier des demandes des autres composantes des oppositions politiques, y compris les demandes démocratiques. Dès lors qu’ils sont apparus comme les oppositions les plus populaires, ils ont été les principales victimes de la répression. Ils sont donc devenus de ce fait non seulement les porteurs de leurs revendications culturelles spécifiques mais également, plus largement, le fer de lance de la lutte contre l’autoritarisme des régimes.
Une fois identifié ce tronc commun, il faut vite préciser que l’usage que font en politique les islamistes de leurs références musulmanes s’est avéré extrêmement variable, selon les configurations politiques et sociales, locales et régionales, où ils évoluaient. La référence religieuse permet en effet de légitimer des attitudes conservatrices, sectaires et radicales. Mais elle permet tout autant, le regard occidental tarde à s’en apercevoir, d’ancrer dans la culture populaire des postures plus modernisatrices que l’on pourrait comparer à celle des « démocrates chrétiens » européens des années d’après-guerre. Le mot islamiste peut donc aujourd’hui rimer avec le radicalisme politique ou l’extrême conservatisme social des Talibans mais tout autant avec la modération d’ « Erdogan », l’actuel Premier ministre turc. Un tel mot valise ne veut donc dès lors plus dire grand chose. Les partis islamistes ont certes en commun un certain conservatisme social. Mais il se trouve que ce conservatisme qui choque l’opinion occidentale est en prise avec des sociétés où la religion joue, en 2011, un rôle comparable à celui qu’elle jouait au Portugal, en Italie ou en Pologne il y a peine deux ou trois décennies, et en France pas beaucoup plus. Ce cocktail de « nationalisme » post-colonial et d’un conservatisme qui n’interdit en rien la modernisation, semble être en fait aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation, une des façons pour ces sociétés d’affirmer leur identité. C’est en tous les cas ce que viennent de démonter les résultats relativement convergents des élections en Tunisie, au Maroc et en Egypte.
Pour vous, le label « islamiste » est dangereux car il sous-entend que les actions de celui à qui il s’applique ne peuvent avoir de motivations qu’idéologiques, et donc illégitimes. Mais tout, dans notre société, est aujourd’hui étiqueté, rangé dans une case, et ces terroristes brandissent haut la religion pour expliquer leurs actes sanguinaires.
Le label « islamiste » en vaut bien un autre, et il ne me pose aucun problème en tant que tel. Ce qui pourrait inquiéter est que nous n’ayons pas de terme moins stigmatisant pour qualifier les citoyens qui, un peu partout dans cette région du monde, sont en train de composer des majorités politiques. De deux choses l’une : ou la conjoncture historique a produit au sud de la Méditerranée une génération de monstres politiques, ou bien l’image que nous en avons est quelque peu simplificatrice et se doit d’être corrigée. Il peut certes être utile de produire un discours de propagande pour protéger nos intérêts. Il est en revanche extrêmement dangereux de consommer ce discours en guise d’information sur la nature et l’origine des dangers que nous avons à affronter. Il est donc plus encore dangereux de réduire nos adversaires potentiels à la caricature qu’il nous plaît de faire d’eux, pour ne pas avoir à connaître de leurs revendications, parfois justifiées, à notre égard. Des « terroristes », dites-vous, « brandissent haut la religion pour expliquer leurs actes sanguinaires ? » De tels sinistres individus existent sans doute. Mais ils ne sauraient en aucune façon rendre compte de tout ce que nous regroupons sous l’étiquette islamiste, et encore moins de l’origine et la répartition des responsabilités en matière de violence politique.
Je défie quiconque de démontrer que les islamistes, à l’échelle du siècle, auraient eu une propension ou une efficacité particulière à manier la violence politique par rapport à ceux (régimes arabes ou armées occidentales) contre qui ils se sont mobilisés. Ce ne sont d’ailleurs pas les dogmes « religieux » mais bien le stalinisme, le nazisme et les guerres de décolonisation qui ont, de loin, fait le plus de victimes au cours du siècle écoulé. S’agissant des deux dernières décennies, le nombre des victimes des bombes américaines ou israéliennes a été, au minimum, dix fois supérieur, sans doute beaucoup plus encore, à celui des victimes du terrorisme dit « islamique ».
Pensez-vous qu’un processus de libéralisation politique ou de sécularisation ait quelque chance de s’ancrer dans le tissu des sociétés musulmanes ? L’islamisme s’est imposé pour les pays arabes en proie aux dictatures comme la seule alternative pour s’opposer au régime en place. Croyez-vous qu’à terme, les peuples de ces pays puissent se sortir de cet étau ?
Oui bien sûr, j’en suis convaincu. Mais la porte de sortie de cet étau ne se trouve pas dans l’émergence d’une miraculeuse « troisième force » que le regard occidental s’évertue à chercher depuis que les courants islamistes ont commencé à affirmer leur présence face aux régimes dictatoriaux. Elle ne se trouve pas davantage dans le « déclin », la « défaite » et autre « dépassement » des islamistes, pourtant tant de fois annoncés par les plus médiatisés de nos spécialistes. Pour entrevoir l’échappatoire à cet « étau », il faut en fait accepter l’idée que les élus islamistes des dernières semaines ont de bonnes chances de faire mieux que les titulaires des régimes dits « défenseurs de la laïcité » auxquels ils sont en train de succéder ; et que leur arrivée au pouvoir ne compromet pas l’avenir du lent et difficile processus de transition démocratique qui, en tout état de cause, ne pourra en aucune manière se faire sans eux. Le bilan actuel du Turc Erdogan, même s’il n’est pas parfait, ne permet pas de donner crédit aux thèses qui englobent dans un même discrédit sectaire toutes les composantes du courant islamiste.
Que pensez-vous de la formule de Jeannette Bougrab, « Il n’existe pas d’islamiste modéré ! » ?
C’est une formule éculée, usée par des centaines d’autres « experts » avant elle et, en dernière instance, fort coûteuse pour ceux qui l’ont prise à la lettre. C’est ce genre d’approximation sectaire qui a conduit la diplomatie française à soutenir pendant plusieurs décennies des régimes parfaitement discrédités aux yeux de leur population. Cette ligne-là n’est plus, fort heureusement, celle du gouvernement français : « On ne peut pas partir du principe que tout parti qui fait référence à l’Islam doit être stigmatisé », a déclaré le 28 novembre, au lendemain de la victoire du PJD marocain, le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé. Il avait, dès le mois d’avril 2011, donné consigne à ses ambassadeurs d’établir le contact « avec les mouvements islamiques, dès lors qu’ils renoncent à la violence ».
Vous avez écrit que : « Notre “information” sur le conflit palestinien se réduit souvent à la criminalisation sectaire des membres de la résistance palestinienne, condamnés bien plus pour ce qu’ils sont accusés d’être (des “fondamentalistes musulmans”) que pour ce qu’ils font, c’est-à-dire résister à une occupation militaire parfaitement illégale. » Pensez-vous réellement que notre point de vue sur le conflit israélo-palestinien soit biaisé ?
Je faisais dans cette citation allusion au fait que la victoire du Hamas aux élections législatives en 2006 a eu pour effet d’affaiblir le soutien occidental au camp palestinien, du seul fait que les dirigeants élus pouvaient être qualifiés d’« islamistes ».
Toute personne qui le souhaite peut en fait aujourd’hui, notamment grâce à Internet, bénéficier d’une information relativement contrastée sur le conflit israélo-arabe. En revanche, dans les grands médias audiovisuels ou écrits, le rapport de force médiatique penche encore très nettement en faveur du camp israélien. Le téléspectateur passif consomme donc une information que l’on peut effectivement qualifier de « biaisée ». Sous des dehors d’objectivité (une minute pour les colons et une minute pour les colonisés), elle occulte souvent la distinction essentielle entre les occupants (Israéliens) et… les occupés (Palestiniens). Il en va de même pour les victimes du conflit, pleurées plus spontanément lorsqu’elles appartiennent à un camp qu’à l’autre. Il se trouve pourtant que pour un mort israélien, il y en a statistiquement dix ou plus du côté palestinien. On pourrait multiplier les exemples de cette distorsion : lorsque la religion musulmane prend pied dans le champ politique palestinien, nous évoquons nécessairement des fondamentalistes, des intégristes ou même des fous de Dieu. Mais lorsque la religion juive fonde la politique de colonisation de terres « données par Dieu au peuple élu » et son inévitable cortège de violences, les commentateurs ne repèrent plus que de simples croyants « orthodoxes », etc. Sur ce terrain de la rencontre entre religion et politique, il est d’ailleurs révélateur de noter qu’en fait, seule la religion de ceux qui nous résistent nous pose des problèmes de conscience. Celle du Dalaï-lama, celle du « Commandeur des croyants » marocain, tous deux souverains à la fois temporel et spirituel, ne choquent pas les principes de nos éditorialistes. Celle des Arabes « combattants de la foi », lorsqu’ils nous aidaient à contrer la présence soviétique en Afghanistan, ne nous en posait pas davantage, quand bien même ils étaient parfaitement « barbus » et, sur le terrain de la modernité sociale et politique, ne se situaient pas particulièrement à l’avant-garde.
Le 24 septembre 2011, le président palestinien Mahmoud Abbas a officiellement demandé à la tribune des Nations Unies l’adhésion de l’État palestinien à l’ONU. Pensez-vous que cette demande ait un jour la chance d’aboutir et si oui, quelles en seraient les conséquences ?
Oui, elle aboutira inévitablement un jour. Mais… ne me demandez pas de vous dire quand ! Cela dépend d’un rapport de force dans lequel les États-Unis sont directement impliqués. Et s’ils sont affaiblis, ils ne le sont pas encore assez pour se laisser imposer une telle décision que leur allié israélien refuse aveuglément, malgré tous ses discours de paix. La conséquence première d’une telle décision serait de redonner un peu de respiration économique et politique aux Palestiniens, que l’occupation civile et militaire israélienne maintient dans une condition – faite d’humiliation et d’asphyxie économique – que, pour l’avoir vue de près, je ne souhaiterais pas à mes pires ennemis.
Le 31 octobre 2011, l’UNESCO a admis la Palestine en tant qu’État membre. Quelle est la portée de cette admission ?
Une portée technique non négligeable puisque les Palestiniens pourront défendre leur patrimoine culturel et, notamment, déposer des demandes de reconnaissance pour des sites se trouvant dans des territoires occupés par Israël. Mais cette reconnaissance a plus encore une portée symbolique importante. On peut en juger par le fait que les États-Unis, qui ont tenté sans succès de s’y opposer, ont choisi de retirer leur contribution à l’organisation onusienne pour punir ses membres d’avoir « mal voté ».
Récemment, en France, la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo a été la cible d’un incendie criminel que l’on attribue au fait d’avoir rebaptisé le temps d’un numéro ce journal « Charia Hebdo » avec Mahomet en rédacteur en chef. Quelle est votre réaction face à cette tentative de museler la liberté de la presse ?
Ce n’est pas la première fois que des tentatives criminelles sont faites en France pour porter atteinte à la liberté d’expression. Je me souviens de ces irruptions musclées de milice anti-palestiniennes dans des librairies pour y faire taire à coup de gourdins les auteurs qui déplaisaient. Ma réaction dans l’affaire Charlie Hebdo est donc la même. Tout en me désolant que la liberté de la presse prenne ici les habits du droit de « hurler avec les loups » en stigmatisant une communauté qui est la cible privilégiée de l’heure, je condamne bien sûr sans réserve et sans limite ces violences aussi stupides (et d’ailleurs parfaitement contre-productives) qu’absolument inacceptables. Lors de l’affaire des caricatures du prophète, un « chat du Monde » m’avait donné enfin l’occasion de préciser ma conception des vrais combats que devraient mener ceux qui se drapent si naturellement dans les plis de l’étendard de la « défense de la liberté de la presse » : le vrai tabou qui menace cette précieuse liberté n’est certainement pas l’improbable danger que feraient peser sur les journalistes les zélateurs du prophète des dominés musulmans de l’heure. Il est beaucoup plus sûrement la dénonciation du mur d’argent élevé autour de la presse, concentrée comme rarement dans son histoire, dans un petit nombre des mains des dominants. Or, force est de constater que face à ce tabou-là, le courage de nos « défenseurs » autoproclamés de « la liberté d’expression » est singulièrement plus vacillant.
La guerre en Libye a duré huit mois jusqu’à la mort du despote Kadhafi. Comment voyez-vous l’avenir de ce pays ?
La Libye va devoir surmonter un vrai problème de construction institutionnelle et d’instauration d’un État de droit. L’héritage de la guerre de libération est lourd. Les arbitrages qui vont devoir être faits sont moins, à mes yeux, d’ordre idéologique (islamistes contre laïcs) que régionalistes et « clientélistes » : chacune des milices qui a pris part au soulèvement réclame aujourd’hui les dividendes de sa participation au combat armé à un conseil de transition, dont la légitimité reste encore largement théorique. Ces difficultés ne sont toutefois pas insurmontables. La lutte contre la dictature instaurée par Kadhafi a eu, à bien des égards, un effet unificateur sur une nation qui n’a encore jamais eu d’existence historique. Les élites libyennes ont été à la rude école de l’exil. C’est une souffrance, mais également une source de richesse et d’ouverture sur le monde. Les affirmations sur l’application de la « loi musulmane » (la charia) ont tout autant valeur d’affirmation identitaire que de déclaration de guerre aux libertés individuelles. Sans excès d’optimisme, il est dans tous les cas difficile de croire que le régime en cours de gestation fera plus mal que celui qui a précédé, auquel nous fournissions, jusqu’aux premières heures de la révolte, la technologie informatique lui permettant de mieux réprimer ses opposants.
Vous dites associer la pérennité des pays musulmans au soutien qu’ils reçoivent de leurs partenaires occidentaux. Pensez-vous que l’Occident a joué et joue encore avec l’Orient ?
Je n’ai jamais rien dit de tel des « pays » musulmans, seulement des « régimes » autocratiques de ces pays (tel celui de Zîn al- ‘Abidîn Ben Ali ou de Hosni Moubarak). En effet, ils ont longtemps pu compter sur le soutien sans faille de leurs partenaires et amis occidentaux, ce qui a conduit les diplomaties européennes dans l’impasse que l’on sait, et à leur brutal revirement. L’Occident joue-t-il avec l’Orient ? L’Occident a des intérêts commerciaux et géopolitiques dans cette région. Il a longtemps employé pour les protéger des méthodes qui n’étaient pas exemptes des raccourcis dominateurs et manipulateurs datant de la période coloniale. Cette phase d’hégémonie va bientôt appartenir au passé. En Irak et en Afghanistan, les limites du recours au hard power deviennent évidentes. L’ampleur des défis économiques auxquels font face l’Europe et les États-Unis, l’émergence d’acteurs alternatifs aussi importants que la Chine ou l’Inde et bientôt le Brésil, soulignent que l’unilatéralisme qui a prévalu depuis la Seconde Guerre mondiale est en passe d’appartenir au passé.
Pensez-vous que les « printemps arabes » aient été un coup porté aux groupes radicaux plus dur que ne l’a été la mort du chef d’Al-Qaïda, Ben Laden ?
Oui et non. Je n’aime pas beaucoup cette vision simplificatrice et triomphaliste qui a voulu voir une défaite d’Oussama Ben Laden dans la chute des dictateurs qu’il avait été en fait l’un des premiers à dénoncer et à combattre. En revanche, il est tout à fait exact que si les systèmes politiques arabes redeviennent fonctionnels et donc crédibles, tous ces jeunes (et moins jeunes) qui entendaient, souvent à juste titre, « changer le monde » seront moins tentés de le faire par la force. Ils s’en prenaient aux puissances étrangères qu’ils accusaient – pas nécessairement à tort – de soutenir ceux qui les privaient de leurs droits politiques et les réprimaient. Ils ont aujourd’hui – ou auront chaque fois que, comme en Tunisie, les soulèvements déboucheront sur de véritables ouvertures – un espoir crédible d’obtenir gain de cause par le biais des gouvernants qu’ils sont désormais autorisés à choisir.
Pour quelles raisons les révolutions au sein du monde arabe aboutissent-elles, comme en Tunisie, à l’élection d’un parti islamiste, même s’il se déclare modéré ?
Les islamistes ont été privés d’existence légale dans la plupart des pays concernés. La puissante dynamique identitaire qu’ils exploitent les place actuellement, un peu partout, au premier rang des choix des électeurs. Ils retrouvent donc la place qu’ils avaient dans la société et que leur déniait le système politique.
D’autres alternatives politiques vous semblent-elles possibles ?
Non, en tout cas, pas pour l’heure. Une alternative existe à cette menace apparente mais, comme je l’ai dit, pour la faire émerger, la balle est dans notre camp : il nous faut… adopter une vision plus proche de la réalité, et donc moins émotionnelle et moins simplificatrice de ces courants islamistes.
Pensez-vous, comme certains, que Rached Ghannouchi, président du mouvement Ennahda, le parti islamiste tunisien, tient en réalité un double discours sous ses airs de modéré ?
Non, je me distingue de ces « certains »-là. Non pas parce que j’ai eu l’occasion de connaître Rashed Ghannouchi depuis de nombreuses années, mais parce que je pense que cette vieille chanson du « double discours » est quelque peu éculée. En réalité, tous les acteurs politiques ont potentiellement un double discours, et Ghannouchi ni moins mais ni plus que les autres. Auriez-vous oublié les promesses faites lors de la campagne des présidentielles françaises de 2007 ? Les élus tunisiens, tous comme l’ont été ceux de l’AKP turque, réélus dans des conditions dont personne n’a critiqué la régularité, seront jugés sur leur bilan. C’est cela qui compte. Je n’ai pas pour ma part de raison de penser aujourd’hui que ce bilan, sur le terrain des libertés comme sur celui de l’économie, sera pire que celui du régime que la mobilisation pacifiste et consensuelle de millions de Tunisiens a réussi à faire tomber.
Croyez-vous que la fracture profonde qui sépare l’action des États-Unis et de leurs alliés d’une majorité de l’opinion publique du monde musulman puisse un jour se résorber ?
Nous ne faisons pas grand-chose pour, je le crains. La politique extérieure américaine peut difficilement être plus contre-productive dans ce domaine : entre le soutien aveugle et unilatéral aux pires dérives de l’État hébreu et la militarisation de la diplomatie pétrolière qui l’a conduit en Irak, les habitants de cette région du monde ont effectivement quelques raisons de se sentir persécutés. Il serait en fait possible de réguler ce que le sens commun continue à tort à appeler le terrorisme « islamique » : mais il faudrait payer un prix – accepter d’introduire un peu plus de justice dans les relations internationales –, que personne des grands de ce monde ne semble pour l’heure décidé à payer.
Propos recueillis par Nicolas Valiadis
(1) L’islamisme au Maghreb, réédition Payot 2008 Petite bibliothèque ; L’islamisme en face, 1995 (réédition La Découverte Poche 2007) ; L’Islamisme à l’heure d’al-Qaïda, 2005 (réédition La Découverte Poche 2008)
Source: Agents d’entretien
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com