CR, un engagement atypique

Entretien avec El Arby Ould Saleck, Porte-parole de Conscience Résistance.

 

 

Docteur El Arby Ould Saleck est spécialiste en science politique de l’université Paris I, Panthéon Sorbonne(2000). Il a publié un ouvrage sur « Les Haratines, le paysage politique Mauritanien », paru chez l’harmattan en 2003. Ses recherches portent sur l’esclavage dans ses formes anciennes et contemporaines en rapport avec l’exercice de la démocratie et la quête inlassable de la citoyenneté dans le contexte Mauritanien. Depuis 2001, il est rédacteur territorial au service jeunesse de la mairie de Nanterre. En 2007, il y devient attaché territorial à la direction de la vie citoyenne, responsable de gestion administrative et financière du service. Lecteur assidu de Nietzsche, Bourdieu et Machiavel, ce natif de Sélibaby a commencé, dès le lycée, à s’intéresser à l’énigme politique ; il y consacre son temps, ses efforts, ses méfiances et ses compétences. A la manière d’une vraie matière grise, le porte-parole de l’organisation radicale de gauche Conscience et résistance  apprécie l’actualité en Mauritanie, au Maghreb et dans le monde, et surtout parle de l’action atypique de son mouvement, le seul à se réclamer de la laïcité et du devoir d’ingérence, à l’inverse d’une classe politique plutôt tiers-mondiste.

 Quelle est « la scientificité » de la science politique?

La scientificité de la Science Politique procède essentiellement de la méthode et des  matériaux qu’elle utilise dans sa théorie du pouvoir. La politique, dont l’épistémologie ne relève pas du laboratoire fermé sur ses cobayes, constitue une « science morale » à visée sociale en ce sens qu’elle s’applique seulement aux groupes organisés dans une structure de division des tâches ;  ce trait la distingue des autres disciplines de recherche à prétention déterministe. L’expérimentation s’y déroule à ciel ouvert, sans contrainte sur le sujet, autre que celles de la vie. Elle s’évertue à atteindre le bien public grâce à la prévention du désordre et de la violence.

Par son universalité, la politique concerne, d’abord, le genre humain. Le champ politique dans nos sociétés est très large et s’est imposée aux études sociales comme science, technique, art de gouverner et, enfin lutte entre agents qui convoitent telle ou telle position de pouvoir. Ainsi, sous la plume de Pierre BOURDIEU, la notion de « champ politique » comme objet de recherche a une importance capitale. Pour lui, dans ses « Actes de la recherche en sciences sociales », (n°71/72 mars 1988), penser la politique tient au fait que nous y « vivons immergés ».

L’actualité en Mauritanie est marquée par l’enrôlement et ses avatars, peut-on avoir une lecture politique de la situation qui prévaut actuellement ?

La situation, avec cette idée subtile d’enrôlement/identification peut prêter à diverses interprétations. Pour ma part je n’en retiendrai que la régression politique et une incurie des initiateurs. C’est une liquidation supplémentaire d’un espoir de changement démocratique né de l’élection de Sidi Ould Cheikh Abdallahi, qu’Aziz avait déjà tué dans l’œuf en août 2008. Hélas, le Général Ould Abdel Aziz, pris en otage par les forces centrifuges du système du Colonel Ould Taya recourt ici à des méthodes très performatives sur l’esprit de certains nos concitoyens, marqués du sceau de l’ignorance et dont l’appartenance au monde arabe constitue une identité défensive, à affirmer en tout lieu et en tout temps !

Dès qu’un gouvernement se trouve à court de projet ou de souffle, il s’empresse de solliciter l’esprit de corps au sein de la minorité dominante, doive-t-il, à cette fin, créer et entretenir une adversité fictive même au risque de compromettre la communauté de destin, déjà fragilisée par le racisme et l’impunité. Je ne pense pas que Ould Abdel Aziz soit conscient de jouer ainsi avec le feu quand il confie l’enrôlement/identification à des esprits incompétents et habités par le fantasme de l’invasion noire.

Lorsqu’il répète que l’esclavage n’existe pas en Mauritanie et soupçonne les militants abolitionnistes d’en faire un fonds de commerce, il marche sur les pas de son mentor aujourd’hui exilé au Qatar. Voyez-vous, la politique a beau prétendre au statut de science, les hommes de pouvoir n’en méditent pas assez les enseignements. L’exercice de l’autorité entraine une perte, plus ou moins durable, d’acuité visuelle, éthique et même auditive. Il n’y a presque pas d’exception à une telle rémanence.

Observez, par exemple, la contre-vertu que projette l’image des dirigeants mauritaniens, recevant, le 12 août, le ministre des affaires étrangères du régime carnassier de Damas, sans le minimum d’égards pour le martyre du peuple, chaque jour égorgé, de Syrie ! Demandez-vous pourquoi la Mauritanie refuse de reconnaitre le CNT alors qu’en dépit de sa légitimité et, du seul point de vue de nos intérêts, des fonds publics libyens de stabilisation garantissent, à la banque centrale de Mauritanie (Bcm), une certaine solvabilité !

La question de l’esclavage revient au devant de la scène ; qu’est ce qui fait que le discours officiel s’offusque de cette réalité jusqu’à nier l’existence, selon les mots mêmes du Président de la république, sur la télévision d’état, à une heure de grande écoute, le 6 août 2011 ?

Là aussi, la méthode de la négation de l’existence de l’esclavage n’est pas sans rappeler, je le mentionnais plus haut, les années du Colonel Ould Taya. Souvenez-vous de l’interdiction et de la persécution dont les associations antiesclavagistes et nous-mêmes avons été l’objet. Nos organisations et leurs militants passaient pour les auteurs de la fameuse « atteinte à l’image du pays » dès lors qu’elles soulevaient un cas du genre ;  aujourd’hui, force est de constater que l’on assiste à un « éternel retour du même » avec, cette fois-ci, une dose de cynisme consommé :  Ould Abdel Aziz a été témoin du vote, par la représentation nationale, d’une loi criminalisant l’esclavage et dont il refuse, aujourd’hui, de faire appliquer les termes.

Finalement, il joue son rôle de gardien en chef du système d’hégémonie tribale qui lui a permit de se hisser au pouvoir par l’usage de la force, de piétiner la légitimité électorale, enfin de préserver cette position sans y dépenser une compétence ou un talent particulier.  L’affirmation de l’inexistence de l’esclavage, par Ould Abdel Aziz relève d’une nécessité en soi, celle de devoir nier l’évidente réalité pour que survive et dure l’évident mensonge de la discrimination hors de quoi Ould Abdel Aziz ne serait jamais président.

Depuis quelques années, votre mouvement participe aux forums d’échange d’expérience et autres réunions de formations d’activistes du monde arabo-musulman, aujourd’hui que le travail semble aboutir, quelle appréciation faites-vous du printemps Arabe, en Tunisie,  Egypte, Libye et peut-être demain en Syrie, d’autant que votre mouvement a assez vite parié sur cette dynamique?

La transformation majeure et imprévue qu’une formule journalistique nomme le printemps arabe – malgré sa diversité – s’inscrit dans une évolution des mentalités des sociétés maghrébines puis arabo-islamiques et particulièrement la jeunesse. En somme, il s’agit certes d’une révolte aux revendications fortes, simples, presque triviales mais désorganisée, hétéroclites, dépourvues de leadership, du fait que ses supports naturels, à savoir les forces d’opposition, ont été réduits à néant par les dictatures. Aujourd’hui, nous voilà dans une nouvelle configuration : l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme dont se repaissent tant de dictateurs cèdent le pas, dans les repères idéologiques des masses, aux valeurs concrètes de droits de l’Homme, d’universalisme, de bonne gouvernance et surtout d’alternance électorale. Les chaines satellitaires, l’internet et le rétrécissement conséquent des distances ont fini par libérer des énergies formidables, dilater les possibilités du mimétisme, extrapoler les expériences nationales, bien au-delà des frontières.

Le printemps arabe résulte aussi de la faillite du tiers-mondisme anti colonial qui a longtemps maintenu les peuples sous l’autoritarisme, au prétexte – sans cesse différé, prorogé – d’empêcher la domination du monde par le capitalisme hégémonique. En 2011 la bulle de mensonge multi décennal a éclaté. Dans le cas de la Libye, les choses risquent d’être plus difficiles qu’ailleurs en Tunisie et Egypte où les révolutions populaires ont bénéficié d’une pression internationale, notamment sur les appareils militaires, d’ailleurs très liés aux puissances occidentales.

En Libye, le changement en cours s’achèvera sans doute avec la capture ou l’élimination de Kadhafi, grâce au  concours multiforme de l’Otan, comme le révélait la visite conjointe, de David Cameron et Nicolas Sarkozy à Tripoli, le 15 septembre. Malgré les qualités humaines de son Président Mustapha Abdel Jelil, personnage dont tant d’observateurs reconnaissent l’intégrité, le Conseil national de transition (Cnt) se compose de profils et de courants divers où aucun nom ne s’impose vraiment ; de surcroît, l’affrontement entre tribus reste une hypothèse crédible ; Kadhafi et son clan ont empêché la constitution, à minima, d’une société civile. Ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte, avec la comparution de Moubarak sur une civière prouve, a posteriori, combien de tels changements étaient inévitables même s’ils semblaient lointains. Tout se déroule comme si la dose de rupture, sous les dehors de al docilité populaire, a toujours crû, grandi, sans que les acteurs politiques et militaires censés assurer les transitions ne se préparent à relever le défi.

En Libye et Syrie, la violence semblait au rendez-vous, quasi mécanique parce qu’ici et là, les tendances totalitaires et le réflexe coercitif ont fini par produire deux effets aux conséquences prévisibles :

1. Minoritaire par la composition du noyau dirigeant et gorgé de propagande associant toute contestation à une trahison au service de l’impérialisme, le système ne pouvait tolérer aucune soupape de sécurité, se destinant, toujours, à vaincre ou périr, massacrer ou s’effondrer ;

2. Les tentatives de renversement du pouvoir durant les années  (Hama 1980 et Bab Al Azizia 1986) ont entrainé une réaction d’une brutalité telle que la réforme du pouvoir semblait désormais exclue par la fatalité d’une contradiction vitale entre un centre de plus en plus concentré et homogène d’une part et une périphérie de plus en plus diffuse, plurielle condamnait le seconde à triompher du premier. Dans les deux cas, la barbarie devait joncher, de cadavres, le chemin vers la démocratie. Je n’ai pas vraiment connaissance d’un devenir meilleur pour les hommes qui puisse s’obtenir à l’abri de la lutte d’où les fameux œufs cassés de l’omelette.

Comment expliquer « les succès » d’Aqmi dans la zone Saharo- Sahélienne?

Il me semble que ce succès, s’il vient à se confirmer, s’explique par la situation géographique de cette zone qui s’apparente à un no mans land où aucun Etat concerné n’est en mesure de contrôler sa frontière, seul. Les moyens militaires faibles dont disposent les Forces armées des pays concernés expliquent, sans doute, le peu de  réussite dans la prétendue « lutte contre le terrorisme ». D’ailleurs, comme le soutient avec audace l’Ambassadeur Ahmedou Ould Abdallah, le problème principal dans nos ébauches d’état, c’est la corruption et d’elle découlent les autres problématiques, dont la violence religieuse.

Toutefois, il ne faudra pas exclure certaines causes conjoncturelles de prégnance : les sociétés de cet espace hostile, sous-peuplé et pauvre semblent bien poreuses au discours de l’absolutisme confessionnel. Il serait déshonnête d’ignorer  la spécificité de l’influence islamiste dans la sous-région. L’islamisme politique fait le lit du terrorisme : les deux puisent aux mêmes sources de manipulation des Ecritures aux fins d’aliéner la femme, soumettre la pensée et briser la vitalité du corps. Cependant, nul ne saurait s’opposer à un peuple qui voterait pour un tel projet ; du moment que les islamistes acceptent le principe de l’alternance par les urnes, comme en Mauritanie, Tunisie, Palestine ou Turquie, ils ont le droit de gouverner et d’appliquer leur programme, si monstrueux soit-il. La démocratie est un risque intégral, inapte aux garanties prévisionnelles. Il faut savoir y admettre la défaite.

Quels sont les risques des victoires remportées par Aqmi dans la sous-région, de la Libye jusqu’au Nigéria?

Le principal risque est qu’Aqmi arrive à mettre la main sur des stocks d’armes importants et là, hélas, nous y sommes avec l’épilogue inachevé en Libye. De là, son action risque de dépasser le cadre stricte de la zone sahélienne ce qui aura pour conséquence la déstabilisation des Etats de la sous région. Aussi, toute victoire d’Aqmi ici doit être considérée comme un appel d’air aux organisations mafieuses. Au Nigéria, le rapt des personnalités nationales et étrangères représente une véritable industrie… A titre d’exemple, le père du joueur de Chelsea John Obi Mikel est détenu en ce moment en otage et ses ravisseurs réclament un montant déraisonnable. Donc, des activités de ce genre prendront certainement de l’ampleur dans la sous région si Aqmi arrive à s’imposer, même comme acteur résiduel.

Cinquante ans après les indépendances,  peut-on soutenir   que la Mauritanie est toujours à la recherche de  son  identité « perdue »?

Je ne dirai pas les choses en ces termes : la Mauritanie a une identité éclatée, diverse, que les responsables politiques n’ont pas réussi à traduire en actes depuis l’Indépendance. Il suffit de reconnaitre la réalité qu’offre la diversité culturelle du pays. Malheureusement quand le discours politique s’attache à la construction, ex-nihilo, d’un corpus de référence collective, le dessein aboutit souvent à l’intolérence. Nous avons des identités, d’ailleurs très liées, exogènes, parfois complémentaires ; l’unicité, ici, exclut et tue.

Que vous inspire la naissance du 54éme Etat African après  20 ans de guerre et 2 millions de morts au Sud Soudan?

La naissance de ce pays peut être interprétée comme une solution intermédiaire au problème de cohabitation entre le Nord et le Sud. Il faut éviter surtout un parallélisme avec la Mauritanie comme la tentation a été très grande chez certains de nos concitoyens. Il convient de ne pas s’y méprendre : déclarer la création d’un Etat est la chose la plus facile, lui trouver un fonctionnement, un cadre institutionnel, une économie….etc n’est pas chose aisée surtout quand il s’agit de notre continent africain où le développement des Etats butte, invariablement, sur l’impunité des dirigeants.

Comment se porte conscience et résistance dont vous êtes le porte parole?

Conscience et Résistance se porte plutôt bien malgré les esprits chagrins. Elle est toujours inscrite dans ses principes fondateurs et les résolutions issues de son dernier Congrès Saïdou Kane à Nouakchott. Son ancrage intellectuel et formel ne varie pas : nous restons volontairement fermés, minoritaires par vocation, radicaux, inventifs et libertaires. Nous ne cherchons pas à atteindre un nombre critique ni remplir les rues et moins encore prétendre aux suffrages, à ce stade, embryonnaire, de notre maturation.

Notre objectif demeure la dissémination et la contre-culture du libre-arbitre ; nous semons, continuellement, dans l’esprit de nos concitoyens, les germes de liberté, de subversion et de responsabilité individuelle, pour qu’y éclosent et se ramifient la solidarité, la combativité, l’esprit de l’engagement à rebours de l’indifférence et de l’égoïsme. Notre rôle consiste à vulgariser de tels idéaux, pour en favoriser l’emprise dans l’opinion. Vaste programme, n’est-ce pas où des générations de mauritaniens s’useront avant d’en réaliser les fondements élémentaires.

Conscience et Résistance est une pédagogie séculière, laïque si vous préférez, parce qu’elle poursuit l’accomplissement terrestre des gens. De la promotion des droits de l’homme, à la modernité de l’action politique, en passant par le devoir d’ingérence, l’anatomie critique du système de domination, nos concepts et approches font leur chemin, en profondeur, parmi les élites instruites. Nous avons porté, en pionniers, le discours des droits humains et de la démocratie et assez bien théorisé, durant la dictature du Colonel Ould Taya, l’architecture et le fonctionnement du système tribal, surtout dans sa logique exclusive et discriminatoire. Ce n’est pas négligeable, en quelques années d’existence.

Justement, Conscience et Résistance a été fondée en 1999 ; depuis, votre organisation ne parvient pas à se départir de l’image d’une  « opposition électronique »….

De nos jours et le Printemps arabe en témoigne, une opposition qui n’investit pas les technologies de la médiation pour communiquer est tout simplement archaïque, voilà pour le premier sens de votre question ! En revanche si vous souhaitez mentionner notre « approche du terrain », je répondrai que c’est une attitude volontaire de notre part, depuis la création du mouvement. J’en ai expliqué les raisons plus haut. Après tout, les partis constitués ne parviennent pas à mieux agir. Ils se réunissent, mènent campagne, produisent des communiqués inventent des circuits d’évitement des porteurs de fausses ordonnances devant leurs sièges pris d’assaut par les solliciteurs. Ce n’est pas de la politique, au sens noble du métier, c’est de la médiocrité subie.

Qu’en est-il de votre reconnaissance par les autorités Mauritaniennes ?

Au point mort et, d’ailleurs, nous avons cessé de courir derrière ce mirage bureaucratique. Nous avons trop le sens de l’histoire pour attendre un papier.

Entretien réalisé par Moulaye Ismaël Keïta

Source  :  Initi.net le 16/09/2011

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