(De Bamako) Enfermé dans une petite salle crasseuse d’un bâtiment de l’ORTM, la télévision publique malienne, Seydou Kanté, le nez sur son écran cathodique, visionne des séries TV, des films et des documentaires à longueur de journée.
Son travail : traquer les scènes érotiques, les baisers prolongés, les propos litigieux qui pourraient compromettre son président, Amadou Toumani Touré, et ses homologues africains. Seydou Kanté explique :
« Si je vois qu’on parle mal d’un dirigeant africain, du Mali en général, je dégage ça et tu ne verras même pas que j’ai coupé. »
Au Mali, tout ce qui est diffusé à la télévision d’Etat passe sous l’œil affuté du censeur. Un censeur fatigué qui, après des années de bons et loyaux services, commence à trouver son travail « un peu routinier ». « La passion du service public », slogan de l’ORTM, n’aura duré qu’un temps. Seydou Kanté rêve de gloire, de notoriété, d’animer peut-être des émissions ou juste de revoir son nom apparaître au générique.
« Au Mali, on ne parle pas d’amour à nos enfants »
Pour l’instant, le censeur fait « ce qu’on lui demande » et préfère se concentrer sur les télénovelas. Ces séries sud-américaines, dignes héritières des « Feux de l’amour », qui connaissent un énorme succès au Mali. Le spécialiste observe :
« Il n’y a pas un épisode où je ne trouve pas une fille dévêtue, des jeunes qui sont là à s’embrasser d’une manière qui dure. »
Pour ce garant des bonnes mœurs maliennes, montrer des scènes de nudité est perçu comme un crime de lèse-majesté :
« On montre à nos jeunes une société sud-américaine plongée dans la débauche. Ils pensent que c’est la réalité, qu’il faut se conduire pareil. Au Mali, on ne parle pas d’amour à nos enfants. On essaye plutôt de le cacher. »
Seydou Kanté prône l’éthique visuel. Son souhait : la diffusion quotidienne de programmes éducatifs de type magazines scientifiques qui éveilleront cette jeunesse influençable. « Il faut qu’on nous montre le développement et non pas les mauvais côtés de sociétés aussi pauvres que nous ».
Pourtant, à la maison, ce père de famille ne fait pas la loi. « Ses filles » accaparent souvent la télécommande et préfèrent à l’ORTM d’autres chaînes privées. « Elles me disent : “Papa, tu ne fais pas du beau travail, ça ne sert rien de couper les scènes”. »
Des archives de l’ORTM détruites
Depuis le temps, Seydou Kanté a appris à composer avec sa direction. « Un jour tout va bien, et puis le lendemain c’est la crise. » Pour lui, la censure ne devrait s’appliquer que pour les films. Pour le reste, « c’est une autre histoire ».
Seydou Kanté fait son travail :
« La censure, ce n’est pas un problème de chef d’Etat mais plutôt un problème de direction. Le nouveau arrivé souhaite se garder son fauteuil, alors il essaye d’aller dans le même sens que le Président. »
Au moment du cinquantenaire de l’indépendance du Mali, des archives sur l’ancien dirigeant Moussa Traoré devaient être diffusées. Pourtant, on ne les verra pas à la télévision. Elles ont tout simplement été détruites par la direction de l’ORTM. La cause : Amadou Toumani Touré n’aimait pas l’ancien président. Fin de l’histoire.
« On est obligé de demander à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) à Paris de nous donner des images de notre histoire. C’est grave », fulmine le censeur.
« Avant, je me sentais utile, reconnu »
Seydou Kanté regarde autour de lui. Des boîtiers en plastique bleu sont disposés sur une table. Ce sont des films, des documentaires, des séries, qu’il s’apprête à regarder. Dans son bureau sans fenêtre, le censeur semble un peu à l’étroit, un peu isolé. Quelques fois, on frappe à sa porte pour lui donner les cassettes et on s’en va. Ce métier, il ne l’a pas choisi :
« Je n’étais pas prédestiné pour la télévision, un jour on m’a appelé pour faire ça et j’ai fait le boulot. »
Avant, Seydou Kanté officiait à la radio d’Etat où il animait une émission de jeunesse. Ce n’est qu’en 1988 qu’il a rejoint la télévision, d’abord comme régisseur, puis comme responsable de la programmation et de la censure en 1997 :
« Avant, tous les jours mon nom était cité à la radio, tous les jours mon nom passait au générique, je me sentais utile, reconnu. »
« Le vieux Kanté a encore coupé ! »
Seydou Kanté réajuste son boubou blanc, usé et jauni par le temps. A bientôt 60 ans, l’homme est un peu amer. « Ils ont recruté des jeunes fraîchement sortis des écoles, alors je me bats pour simplement garder ma place. »
Pourtant, il se souvient qu’il n’y pas si longtemps, des gens venaient le voir, lui, le vieux Kanté :
« Tout le monde me connaît au Mali. Quand les gens voient qu’une scène a été effacée, ils crient tous : “Le vieux Kanté a encore coupé ! ” Mon nom est célèbre dans toutes les familles. »
Le censeur se rassure. Même oublié dans une salle, il sait que dehors, il existe toujours.
Photo : Seydou Kanté (Stéphanie Plasse)
Par Stéphanie Plasse | Journaliste | 14/06/2011 | 11H31
Source: rue89