« Quel est le coût humain de la démocratie ? Qui doit le payer ? »

Fabrizio Gatti, auteur de « Bilal », revient sur sa propre expérience de vrai-faux clandestin.

 

 

 

Fabrizio Gatti, que vous évoque cette image ?

Ce qui me frappe, c’est que, dans cette marée humaine, il n’y ait que des citoyens tunisiens et égyptiens. Où sont passés les Européens et les Américains qui travaillaient en Libye ?

Que voulez-vous dire ?

Ce que nous savons tous : que les Européens et les Américains ont été sauvés par des avions et des bateaux. Pour eux, pas de longue marche vers la frontière. Pas de risque d’être attaqué ou volé. Pas d’attente, pas de faim, pas de soif, pas de froid. Etre européen ou américain, c’est avoir de la chance, toujours et partout.

Les citoyens qui sont sur cette photo, ainsi d’ailleurs que ceux qui n’y sont pas, montrent une fois de plus la barrière que nous avons érigée entre le monde du business et celui du travail. Ces Tunisiens, ces Egyptiens, on les a considérés comme des étrangers sur leur propre terre. Ils n’ont pas eu le droit de monter dans un avion ou sur un bateau qui les aurait ramenés chez eux en quelques heures. La plupart des sociétés étrangères présentes en Libye ont volé au secours de leurs employés « nationaux » et abandonné leurs travailleurs africains, asiatiques ou arabes. Même avant la guerre et ses effets dramatiques, l’argent, une fois de plus, a fait la différence.

Comment ce thème des migrations est-il devenu central dans votre œuvre ?

Il y a vingt ans, alors que je travaillais au Corriere della sera comme reporter spécialiste du crime, j’ai soudain pris conscience d’une chose : les journalistes n’écrivaient sur les migrants que lorsqu’ils étaient arrêtés ou impliqués dans des affaires criminelles. Personne ne nous racontait jamais, à l’époque, les histoires de milliers de femmes et d’hommes qui vivaient honnêtement bien qu’exploités dans leur travail. Ce silence était d’autant moins compréhensible que nous, les Italiens et plus largement les Européens, sommes pour la plupart des descendants de migrants. Les migrations font partie de notre histoire – de celle de ma famille, en particulier.

Par ailleurs, entre 1991 et 1994, je me suis souvent rendu en Afrique du Sud. C’étaient les années de transition entre apartheid et démocratie. Et, tandis que Mandela et Frederik de Klerk démantelaient l’apartheid, les gouvernements italiens le réinventaient, sous une autre forme. En créant le mot « clandestino », qui désigne un être sans papiers censé représenter une menace pour la loi, la tradition, l’ordre et la religion.
L’Union européenne et la France ont emboîté le pas à l’Italie. Quand un bateau coulait, les télévisions, les journaux, nous disaient que deux cents clandestins avaient péri. S’agissait-il d’hommes, de femmes, d’enfants, quels étaient leurs noms, leur nationalité, leur histoire ? On n’en savait rien. Ils étaient des clandestins, des non-humains à renvoyer dans les prisons libyennes, à déporter au Sahara ou même à éliminer, comme l’ont suggéré certains hommes politiques italiens.

J’ai fini par penser que je devais raconter les parcours de ces hommes invisibles, ces hommes qui ne comptent pas et dont nous ignorons tout. Je devais mettre au jour leurs rêves, leurs peurs, leurs cauchemars, tout ce qui faisait leur texture humaine. J’ai décidé de partager leurs conditions de travail et leur odyssée à travers le désert et la mer. C’était comme remonter un fleuve jusqu’à sa source. Remonter le temps vers ce passé au cours duquel nos ancêtres, très souvent, ont vécu des aventures similaires. Je le répète, nous, riches Européens, avons été des migrants. Et si les spéculateurs continuent à mener ainsi l’économie, nous le redeviendrons peut-être.

Dans ce livre inoubliable qu’est Bilal sur la route des clandestins (Liana Levi, 2008), vous racontez cette aventure au cours de laquelle, de Dakar à Lampedusa, vous vous êtes coulé dans la peau d’un clandestin, sous le pseudonyme de Bilal, un immigré kurde. Qu’est-ce qui a frappé l’infiltré que vous étiez ?

Je savais que j’avais de la chance. Même quand je remontais le Sahara accroché à des camions ressemblant à des amas de corps et de têtes ; même quand je traversais le Ténéré, ou quand je rencontrais des membres d’Al-Qaida qui me persuadaient que l’islam était la seule issue ; même quand des passeurs sans scrupule surgissaient au moment précis où mon moral était mort…, je savais qu’un jour, sauf catastrophe, je rentrerais chez moi. Que je redeviendrais européen. Je pensais que Bilal disparaîtrait alors immédiatement. Je me trompais… Depuis le jour où j’ai brûlé ma carte d’identité, je ne peux plus me débarrasser de Bilal ni de ses questions sans réponses. Une fois que vous avez vu la face cachée de votre propre pays, de votre continent ou de vous-même, la vie ne peut plus être la même. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à me faire à l’idée que je suis revenu. J’ai eu de la chance à de nombreuses reprises. Je suis là. Mon corps, mes bras, mes jambes sont là. Mais mon esprit est resté prisonnier de ce voyage. Les questions de Bilal sont devenues les miennes (…). Quel est le coût humain de la démocratie ? Et qui doit le payer ?

Quid de la Tunisie aujourd’hui ?

La situation actuelle montre l’étendue de nos mensonges. L’UE a dépensé 80 milliards d’euros pour sauver les banques et des milliards pour convertir les talibans afghans à la démocratie. Dans le même temps, nous refuserions d’investir les 8 milliards demandés par les Tunisiens, dans un pays proche de nous et qui s’avance vers la liberté ? Si la Tunisie démocratique échoue, c’est nous tous qui échouerons. Et l’avenir, alors, risque d’être bien sombre.

Propos recueillis par Florence Noivill 

Ce qui me frappe, c’est que, dans cette marée humaine, il n’y ait que des citoyens tunisiens et égyptiens. Où sont passés les Européens et les Américains qui travaillaient en Libye ?

Que voulez-vous dire ?

Ce que nous savons tous : que les Européens et les Américains ont été sauvés par des avions et des bateaux. Pour eux, pas de longue marche vers la frontière. Pas de risque d’être attaqué ou volé. Pas d’attente, pas de faim, pas de soif, pas de froid. Etre européen ou américain, c’est avoir de la chance, toujours et partout.

Les citoyens qui sont sur cette photo, ainsi d’ailleurs que ceux qui n’y sont pas, montrent une fois de plus la barrière que nous avons érigée entre le monde du business et celui du travail. Ces Tunisiens, ces Egyptiens, on les a considérés comme des étrangers sur leur propre terre. Ils n’ont pas eu le droit de monter dans un avion ou sur un bateau qui les aurait ramenés chez eux en quelques heures. La plupart des sociétés étrangères présentes en Libye ont volé au secours de leurs employés « nationaux » et abandonné leurs travailleurs africains, asiatiques ou arabes. Même avant la guerre et ses effets dramatiques, l’argent, une fois de plus, a fait la différence.

Comment ce thème des migrations est-il devenu central dans votre œuvre ?

Il y a vingt ans, alors que je travaillais au Corriere della sera comme reporter spécialiste du crime, j’ai soudain pris conscience d’une chose : les journalistes n’écrivaient sur les migrants que lorsqu’ils étaient arrêtés ou impliqués dans des affaires criminelles. Personne ne nous racontait jamais, à l’époque, les histoires de milliers de femmes et d’hommes qui vivaient honnêtement bien qu’exploités dans leur travail. Ce silence était d’autant moins compréhensible que nous, les Italiens et plus largement les Européens, sommes pour la plupart des descendants de migrants. Les migrations font partie de notre histoire – de celle de ma famille, en particulier.

Par ailleurs, entre 1991 et 1994, je me suis souvent rendu en Afrique du Sud. C’étaient les années de transition entre apartheid et démocratie. Et, tandis que Mandela et Frederik de Klerk démantelaient l’apartheid, les gouvernements italiens le réinventaient, sous une autre forme. En créant le mot « clandestino », qui désigne un être sans papiers censé représenter une menace pour la loi, la tradition, l’ordre et la religion.
L’Union européenne et la France ont emboîté le pas à l’Italie. Quand un bateau coulait, les télévisions, les journaux, nous disaient que deux cents clandestins avaient péri. S’agissait-il d’hommes, de femmes, d’enfants, quels étaient leurs noms, leur nationalité, leur histoire ? On n’en savait rien. Ils étaient des clandestins, des non-humains à renvoyer dans les prisons libyennes, à déporter au Sahara ou même à éliminer, comme l’ont suggéré certains hommes politiques italiens.

J’ai fini par penser que je devais raconter les parcours de ces hommes invisibles, ces hommes qui ne comptent pas et dont nous ignorons tout. Je devais mettre au jour leurs rêves, leurs peurs, leurs cauchemars, tout ce qui faisait leur texture humaine. J’ai décidé de partager leurs conditions de travail et leur odyssée à travers le désert et la mer. C’était comme remonter un fleuve jusqu’à sa source. Remonter le temps vers ce passé au cours duquel nos ancêtres, très souvent, ont vécu des aventures similaires. Je le répète, nous, riches Européens, avons été des migrants. Et si les spéculateurs continuent à mener ainsi l’économie, nous le redeviendrons peut-être.

Dans ce livre inoubliable qu’est Bilal sur la route des clandestins (Liana Levi, 2008), vous racontez cette aventure au cours de laquelle, de Dakar à Lampedusa, vous vous êtes coulé dans la peau d’un clandestin, sous le pseudonyme de Bilal, un immigré kurde. Qu’est-ce qui a frappé l’infiltré que vous étiez ?

Je savais que j’avais de la chance. Même quand je remontais le Sahara accroché à des camions ressemblant à des amas de corps et de têtes ; même quand je traversais le Ténéré, ou quand je rencontrais des membres d’Al-Qaida qui me persuadaient que l’islam était la seule issue ; même quand des passeurs sans scrupule surgissaient au moment précis où mon moral était mort…, je savais qu’un jour, sauf catastrophe, je rentrerais chez moi. Que je redeviendrais européen. Je pensais que Bilal disparaîtrait alors immédiatement. Je me trompais… Depuis le jour où j’ai brûlé ma carte d’identité, je ne peux plus me débarrasser de Bilal ni de ses questions sans réponses. Une fois que vous avez vu la face cachée de votre propre pays, de votre continent ou de vous-même, la vie ne peut plus être la même. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à me faire à l’idée que je suis revenu. J’ai eu de la chance à de nombreuses reprises. Je suis là. Mon corps, mes bras, mes jambes sont là. Mais mon esprit est resté prisonnier de ce voyage. Les questions de Bilal sont devenues les miennes (…). Quel est le coût humain de la démocratie ? Et qui doit le payer ?

Quid de la Tunisie aujourd’hui ?

La situation actuelle montre l’étendue de nos mensonges. L’UE a dépensé 80 milliards d’euros pour sauver les banques et des milliards pour convertir les talibans afghans à la démocratie. Dans le même temps, nous refuserions d’investir les 8 milliards demandés par les Tunisiens, dans un pays proche de nous et qui s’avance vers la liberté ? Si la Tunisie démocratique échoue, c’est nous tous qui échouerons. Et l’avenir, alors, risque d’être bien sombre.

Propos recueillis par Florence Noiville

Source  :  Le Monde le 19/05/2011

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