Tandis que le monde a les yeux tournés vers le tsunami et ses conséquences au Japon, et le soulèvement en Libye, une autre région du monde est au bord du désastre. Qui s’en soucie?
Au bord d’une frontière boueuse entre la Côte d’Ivoire et le Liberia, des réfugiés ivoiriens s’entassent dans un petit bateau de bois carré qui ressemble à un cageot à fruits géant. L’embarcation se remplit en clin d’œil et traverse le fleuve à toute vitesse. Sur la rive opposée, un fonctionnaire de l’immigration libérienne attend les passagers pour leur dire où aller.
Les nouveaux arrivants ne possèdent que les vêtements qu’ils ont sur le dos et le contenu de tous les petits sacs en plastique qu’ils ont pu emporter. Une fois du côté libérien, ils sont rassemblés en longues rangées et attendent. Beaucoup dormiront dehors; d’autres iront chez de la famille de la même ethnie, dans des villages voisins, eux-mêmes souvent réduits à lutter pour survivre.
La pire crise humanitaire depuis 2003
Le conflit armé en Côte d’Ivoire est en train de déborder sur sa frontière occidentale changeante avec le Liberia. Et la conséquence est la pire crise humanitaire à laquelle l’Afrique de l’Ouest a été confrontée depuis 2003, quand les guerres qui ravageaient le Liberia, le Sierra Leone, la Guinée et la Côte d’Ivoire ont enfin cessé.
Les signaux envoyés par l’Afrique de l’Ouest semblent indiquer que se prépare une nouvelle guerre totale. Pendant presque vingt ans, par intermittence, de 1989 à 2004, des rebelles ont écumé la région, pillant et attaquant les villages et déplaçant des millions d’habitants.
Au Sierra Leone, les armées rebelles avaient pris l’habitude de trancher les membres et les mains des villageois pour leur retirer leur potentiel économique —leur capacité physique à cultiver la terre.
Au Liberia, des enfants soldats, drogués et armés de vieilles Kalachnikovs, terrorisaient les campagnes. Des dizaines de milliers de soldats de la paix de l’ONU ont travaillé pendant des années à réunifier la région petit à petit.
La situation d’aujourd’hui a un lugubre goût de déjà-vu. Des réminiscences des anciennes guerres font surface: des combattants armés essaient soudain de traverser la frontière entre la Côte d’Ivoire et le Liberia, d’anciens combattants libériens sont attirés en Côte d’Ivoire pour se battre et presque un demi-million de personnes ont été arrachées à leurs foyers à la fois au Libéria et en Côte d’Ivoire, précipitant la région dans une crise humanitaire.
La tension a atteint ce point d’ébullition à un moment où le Liberia se préparait déjà péniblement à une élection nationale. La guerre est dans l’air.
Les conséquences du conflit ivoirien
L’événement déclencheur date de novembre, lorsque le président sortant de Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, a refusé de céder le pouvoir après avoir perdu des élections certifiées par des instances internationales.
Si d’un point de vue diplomatique les pressions internationales ont isolé Gbagbo, il conserve un soutien local solide —environ 50% des suffrages et du territoire. Lui et son adversaire, Alassane Ouattara, sont chacun soutenus par des forces armées loyales, supposées s’être réintégrées dans la vie civile après la guerre. Mais en réalité, l’armée de Gbagbo a gardé le contrôle du sud tandis que les rebelles d’Ouattara, les Forces Nouvelles, ont conservé le nord.
Début janvier, les affrontements ont repris à Abobo, une banlieue d’Abidjan, la capitale, et ces derniers jours le long de la frontière avec le Liberia.
Conséquence: un chaos qui prend de l’ampleur du côté libérien de la frontière, où le flux de réfugiés a augmenté de 90% en février. Rien qu’au cours des deux dernières semaines, le nombre d’Ivoiriens entrés au Liberia est passé de 30.000 à 100.000. En Côte d’Ivoire, au moins 200.000 personnes ont fui leurs maisons à Abidjan, portant le nombre total de déplacés dans le pays aux alentours de 370.000.
Dans l’arrière-pays, l’ONU a un accès très limité à ces personnes. Pendant ce temps, les agences onusiennes de Monrovia, la capitale libérienne, prévoient des plans d’urgence susceptibles de donner un abri à quelque 250.000 réfugiés.
Réfugiés ivoiriens au Liberia, Libériens sans emploi en Côte d’Ivoire
Mais les civils ne sont pas les seuls à traverser la frontière. La représentante spéciale de l’ONU pour le Liberia, Ellen Margrethe Loj, confirme que des combattants ivoiriens armés des deux camps ont récemment tenté d’entrer dans le pays.
«Certains essayaient apparemment d’utiliser le Liberia comme lieu de transit pour rentrer en Côte d’Ivoire, d’autres de venir vérifier s’il n’y avait pas de transfuges parmi les réfugiés», m’a-t-elle confié le 9 mars dernier.
La Mission des Nations Unies au Liberia, la Minul, a pour l’instant repoussé ces soldats —en tout cas aux postes-frontières officiels. Mais tout au long d’une zone frontalière très boisée et inoccupée qui s’étend le long de quatre comtés libériens, ni l’ONU, ni l’armée, ni la police locale ne peuvent être partout.
Beaucoup craignent que le désarmement durement gagné ces dernières années au Liberia ne soit mis en péril, explique Ellen Margrethe Loj.
«Ce qui m’inquiète, mais qui préoccupe encore plus le gouvernement, c’est que des gens rentrent dans le pays avec des armes venues de Côte d’Ivoire.»
Ces derniers jours, le nombre de jeunes garçons et d’hommes parmi les flux de refugiés, au départ majoritairement constitués de femmes et d’enfants, a flambé dans ce qui est pour les représentants de l’ONU un signe de l’intensité des combats.
Sulaiman Momodu, porte-parole local pour le Haut commissariat aux réfugiés (HCR), l’agence d’aide humanitaire de l’ONU, m’a confié le 9 mars que beaucoup de ces jeunes hommes ont fui de peur d’être obligés de s’engager au sein des forces pro ou anti-Gbagbo.
D’autres, rapporte Momodu, ont vu des combats ou entendu des coups de feu. Pour l’instant, les troupes de Ouattara contrôlent le côté ivoirien de la frontière avec le Liberia, mais les réfugiés des deux camps fuient pour sauver leur peau.
Dans le même temps, des Libériens feraient le trajet inverse. Selon des radios locales et des récits de seconde main, d’anciens combattants et de jeunes hommes sans travail traversent la frontière pour se battre, attirés par la promesse d’espèces sonnantes et trébuchantes. La Minul ne peut confirmer ces rumeurs, m’a confié Ellen Margrethe Loj, «mais je suis sûre qu’elles contiennent une part de vérité».
Il ne fait aucun doute que l’argent peut attirer une foule de recrues ici au Liberia, où la grande majorité des habitants n’a pas de travail officiel, notamment dans les zones rurales. Pendant son programme de désarmement, l’ONU s’est associée avec des ONG et le gouvernement pour proposer aux anciens combattants des formations professionnelles, mais beaucoup sont encore au chômage.
D’anciens soldats se retrouvent également sans emploi depuis que l’armée —à la réputation souillée par les atrocités commises pendant quinze années de combats— a été démantelée après la guerre.
Les forces de sécurité fraîchement recrutées et entraînées qui ont remplacé les militaires luttent encore pour maintenir l’ordre. Il y a par exemple environ 4.000 policiers libériens, mais qui ne travaillent pas encore de façon indépendante, et leurs formateurs de la Minul admettent ouvertement qu’en dehors de Monrovia, les opérations de police sont encore plus limitées.
En réaction à la violence et à la situation des réfugiés, la Mission a redéployé des forces à la frontière, et quatre unités de policiers armés (la plupart au Liberia ne le sont pas) y ont été postées.
Les ONG débordées
Les travailleurs humanitaires semblent débordés par la crise naissante. Le HCR avait au départ sollicité des fonds pour cette opération en se basant sur une population de 50.000 réfugiés maximum —soit la moitié de ceux présents dans la région frontalière du Liberia aujourd’hui.
Des presque 19 millions de dollars (13,6 millions d’euros) dont l’ONU dit avoir besoin pour que l’opération fonctionne, seulement 10% (1,9 million de dollars) ont été remis.
«Nous perdons la bataille à cause de l’effet CNN. (En Libye), les intérêts géopolitiques sont plus pressants», déplore Isabel Crowley, directrice de l’Unicef pour le Liberia, affichant sa frustration que la situation en Côte d’Ivoire n’ait pas réussi à faire les gros titres. «Si nous n’obtenons pas de fonds, les gens vont commencer à mourir.»
Les provisions d’eau et de nourriture atteignent des niveaux désespérément bas. En ce moment, le programme alimentaire mondial de l’ONU dispose de suffisamment de réserves pour nourrir quelque 72.000 personnes pendant 15 jours, à raison d’un repas par personne et par jour. Les nouveaux ravitaillements ne sont pas censés arriver avant le 1er avril.
En ce qui concerne l’eau, les agences onusiennes et les organisations humanitaires estiment qu’elles peuvent subvenir aux besoins d’urgence d’environ 30.000 et aux besoins à long terme de seulement 8.000 personnes. Pire encore, la saison des pluies, qui va débuter dans quelques mois, rendra les routes impraticables et augmentera les coûts de transport.
Des réfugiés de moins en moins bienvenus
Le HCR a construit un camp de réfugiés où ne se sont installées que 650 personnes. La plupart des réfugiés au Liberia sont restés près de la frontière, et beaucoup campent ou ont trouvé un abri temporaire dans des écoles ou des églises, rapporte Crowley. D’autres sont accueillis chez des Libériens de la même ethnie. Mais ces réfugiés sont de moins en moins les bienvenus.
«Nous avons déjà reçu des comptes-rendus de tensions entre la communauté des réfugiés et celle qui les accueille», s’inquiète Ellen Margrethe Loj. «On peut être généreux mais il y a des limites quand on a rien à partager, on commence alors à se chamailler et à se disputer; nous suivons ça de très près parce que cela peut potentiellement menacer la situation sécuritaire.»
Les stations de radio locales se font les porte-parole de ces angoisses, et des émissions de talk-show invitent des habitants à venir discuter de leurs inquiétudes à l’idée que les réfugiés viennent prendre des ressources et des emplois déjà limités.
Une crise post-électorale qui angoisse le Liberia
Au Liberia, cette situation se produit avec en toile de fond la perspective des prochaines élections présidentielles en octobre. La présidente sortante, Ellen Johnson Sirleaf, première présidente africaine et chouchou des donateurs internationaux, jouit d’un soutien important mais sa victoire est loin d’être acquise.
«Si vous l’analysez, la situation en Côte d’Ivoire est le résultat d’élections, d’élections contestées», avertit Momodu du HCR. «Alors que les élections approchent au Liberia, naît une véritable peur au sein de la population que ce qu’il s’est passé en Côte d’Ivoire se produise aussi ici.»
Il est fort probable que la situation s’aggrave encore en Côte d’Ivoire avant de commencer à s’arranger. Le 10 mars, Gbagbo a rejeté une proposition de l’Union africaine de création d’un gouvernement d’unité comprenant à la fois lui et Ouattara, mais avec Ouattara comme président officiel.
D’autres pressions poussant Gbagbo à démissionner n’ont abouti à rien. Les menaces de la communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) d’avoir recours à la force si nécessaire pour déposer Gbagbo sont décrédibilisées depuis qu’un géant régional, le Nigeria, se prépare à affronter ses propres épineuses élections en avril.
Le seul espoir de la communauté internationale est que des sanctions économiques empêchent Gbagbo de payer les soldats et les fonctionnaires qui lui sont restés fidèles malgré tout. Mais il semble avoir encore des réserves.
Plus important peut-être, chaque minute supplémentaire de pouvoir augmente l’influence de Gbagbo. Les menaces d’actions militaires se sont transformées en vague discussion d’un groupe de travail de l’Union africaine, en médiation ponctuelle de présidents et dignitaires régionaux et en discussions autour d’un gouvernement où le pouvoir serait partagé.
Plus Gbagbo rejette de propositions de la communauté internationale, plus il gagne de concessions, de plus en plus vastes, dans les cycles de négociations qui suivent.
Pendant ces discussions, les combats et la crise humanitaire qui en découle se poursuivent à grande vitesse. Les analystes craignent que la situation ne tarde pas à dégénérer en guerre totale, à mesure que le nombre de déplacés augmente et que les confrontations s’aggravent.
La gravité de la situation était claire le 8 mars dernier, quand la présidente libérienne Johnson Sirleaf a débuté par un moment de silence «pour nos frères et nos sœurs de Côte d’Ivoire» son discours de la Journée internationale des femmes, devant un stade de femmes libériennes débordant de joie.
«Que Dieu leur donne la force de ne pas suivre notre voie, car nous savons ce que cela signifierait.»
Elizabeth Dickinson
Traduit par Bérengère Viennot
Source : Slate Afrique le 17/03/2011