Le Caire, 26 janvier 2011. Deuxième jour de protestation en Egypte après l’appel diffusé sur Internet, et relayé par quelques rares journaux imprimés comme Al Masry Al Youm ou Al Shorouk. Jusqu’au 25, nul ne savait ce qui se passerait et l’on plaisantait au sujet de cette révolution annoncée à force de blague. Et tu fais quoi demain? Ah, demain, j’ai révolution.
Mais la blague n’en était pas une. Nous sommes descendus dans la rue et l’avons prise. C’était si simple. Pourquoi avoir attendu si longtemps.
L’intimidation policière et la peur de mourir torturé conduisent à la paralysie. Ça aussi, c’est simple à comprendre et c’est cela que nous crions. Nous vivons depuis trente ans dans la terreur et dans le mensonge. L’Egyptien est souriant, hospitalier, paisible et blagueur. Pardon, lecteur. C’était un mensonge. Nous vivons la peur au ventre. Peur de déplaire. Peur de crever de faim. Peur de dire un mot de travers et d’être violés, battus, humiliés, dans un poste de police ou dans la rue devant nos familles et nos voisins. Non, lecteur, l’Egypte n’est pas le seul pays modéré du Moyen Orient, c’est une didacture des plus sophistiquées, des plus fines, des plus adroites et des plus vicieuses. Son talent le plus abject? Contrôler l’information et contrôler ce que vous, à l’extérieur, pensez d’elle. Le véritable talent de l’Egypte, c’est celui d’une maîtrise insensée du filtrage de l’information, de la désinformation, de la création d’image, de l’isolement de tout événement susceptible de faire boule de neige. Le courage est viral, dit-on, alors la dictature s’est munie d’un antidote efficace, le contrôle total de la société. De source officielle, les forces de sécurité et de renseignement égyptiens comptent 1,500,000 personnes. À eux seuls, ils représentent près de 2% de la population.
Scoop. La manifestation du 25 janvier 2011 n’est pas la première. Des manifestations, il y en a presque chaque jour et depuis des années. 2005, 2006, 2007, 2008, 2009, 2010, 2011. Partout le peuple a crié sa colère dans le noir absolu de la désinformation. En mai 2008, à Mahallah, une ville de province célèbre pour son industrie textile, des milliers de travailleurs sans salaire avaient pris possession de leurs usines, de la rue, fait reculer les camions anti-émeute et déboulonné un portrait géant d’Hosni Moubarak. En Egypte, les personnes à avoir vu ces images ne rempliraient pas le Gaumont-Opéra. Pendant les événements, et pour contrôler les fuites d’information, des policiers physionomistes étaient postés dans les trains et vérifiaient un à un les passagers en destination de Mahallah afin d’arrêter les journalistes et les blogueurs. Challiss McDonough, de Voice of America, était de ceux-là.
Au bénéfice de sa propre sécurité, le régime de Moubarak ne laisse rien au hasard. L’Etat alloue 15 milliards de livres égyptiennes (2 milliards d’euros) à l’Intérieur contre 4.5 milliards (640 millions d’euros) pour l’éducation et 5 milliards pour la santé (710 millions d’euros). Contrôler l’information, donc, à tout prix. Arrêter. Battre. Tuer. Divertir.
Depuis le 25 janvier, les chaînes de télévision nationales diffusent des clips, des feuilletons et des émissions Ô combien essentielles sur les plantes rares tropicales. Au vingt heures, elles diffusent —enfin!— des images des émeutes… libanaises, comme de bien entendu. A ce jour, l’accès à Internet par ligne fixe est presque stable, mais le réseau Internet mobile l’est beaucoup moins. L’accès à Twitter a été bloqué le 25 janvier, puis rétabli le 26 vers 23h00. Le 26 janvier, Facebook a été bloqué dans la journée puis rétabli. Sur ordre du ministère de l’Intérieur, les relais de téléphonie Mobinil et Vodafone sont immédiatement bloqués dans les zones sensibles, c’est-à-dire là où l’on manifeste.
Mais qui manifeste et qui a appelé à manifester? Les Frères Musulmans? Les intégristes? Balivernes et triple balivernes! Agiter l’épouvantail de l’islamisme fut la sinistre stratégie du régime en place pour justifier sa dictature trentenaire aux yeux du monde entier. Que l’on cesse, par pitié et par respect pour ceux qui payent de leur pain quotidien et de leur vie, de soutenir ce mensonge usé jusqu’à la moelle. Ceux qui manifestent, ce sont des Egyptiens libres, excédés, unis, manipulés par personne, petits, grands, musulmans, chrétiens, athées, riches et pauvres. Cette unité, les slogans que je vous traduirai dans un autre billet en témoignent avec vigueur, gaieté, humour et poésie.
Mais il est difficile, donc, de communiquer, de coordonner, de s’informer les uns les autres, de faire savoir où nous sommes, combien nous sommes. Vous qui êtes à l’extérieur, en savez parfois plus que nous. Dans ces Cris d’Egypte, je vous dirai ce que je vois et lirai vos commentaires pour informer mes compatriotes sur ce qu’on nous empêche de voir.
Il est 23h10 heure locale. Il y a une heure la place de Talaat Harb (centre ville), a été plongée dans le noir. Quand la police coupe le courant, c’est qu’elle s’apprête à tirer sur la foule.
La suite bientôt
Source : crisdegypte.blogs.liberation.fr le 27/01/2011