Iqbal Gharbi est chef du département des civilisations à l’université de la Zitouna, à Tunis.
Jeune Afrique : Une femme qui enseigne la charia et les préceptes religieux à l’université de la Zitouna, n’est-ce pas une position assez paradoxale ?
Iqbal Gharbi : L’islam n’a jamais interdit aux femmes d’accéder au savoir, au contraire. L’université d’Al-Qaraouiyine, à Fès, a été fondée par une femme, et le Prophète tenait le plus grand compte de l’avis de ses épouses. Quand j’ai débuté, en 1980, j’ai rencontré d’énormes réticences, mais, en vingt ans, l’évolution, les transformations sociales et la révolution médiatique ont changé la donne.
De plus en plus de Tunisiennes portent le voile, alors qu’elles n’y sont pas obligées…
Il n’y a pas un voile, mais des voiles, qui signifient que la modernité n’est pas satisfaisante car elle a accompli plus de chemin à l’échelle économique qu’au niveau individuel. L’émergence de ces voiles est associée à une histoire propre à chaque femme ; en Tunisie, c’est purement lié à une trajectoire personnelle. Certaines le portent pour se rendre anonymes et fuir les pressions familiales, d’autres le vivent comme un phénomène de mode. Pour de nombreuses jeunes femmes, il fait partie d’une stratégie matrimoniale, tandis que, pour d’autres, c’est un moment passager. Chacune porte en elle la raison de ce choix. Le hijab, en revanche, est l’expression d’un engagement politique, une sorte de slogan. Derrière lui, il y a toute l’interprétation rétrograde de la charia. Pour autant, le code du statut personnel, présenté par le législateur tunisien comme un ijtihad [effort d’interprétation, NDLR] issu d’une lecture progressiste des textes coraniques, n’est en rien une rupture laïque vis-à-vis des règles de l’islam.
Sur quels points les femmes tunisiennes doivent-elles être vigilantes ?
La crise internationale a fragilisé la main-d’œuvre féminine. En Tunisie, la femme est forte de ses acquis et se réalise à travers le travail. Mais elle subit une pression sociale et doit souvent reverser ses revenus à sa famille. Elle est alors victime d’une sorte de régression mentale et d’une lecture rétrograde et misogyne de l’islam propagée par les prédicateurs wahhabites des chaînes satellitaires arabes. Dans leur discours, ces derniers prônent, entre autres, le port du voile, qui n’est en réalité qu’une mauvaise réponse à de vraies questions d’identité, de justice sociale et de religiosité privée. Les femmes doivent s’affranchir de cette influence.
Il faut aussi par ailleurs réapprendre aux enfants et aux jeunes à développer une réflexion. L’éducation est déficiente, elle produit d’excellents techniciens, mais elle ne leur fournit pas les éléments d’un art de penser fondé sur l’intelligence. Il est essentiel de renouer avec un enseignement des valeurs démocratiques.
Qu’est-ce qui vous révolte ?
Que la spiritualité de l’islam et son humanisme aient été perdus de vue, occultés par une lecture littéraliste des textes sacrés, avec son lot de débats stériles. Répéter « l’islam est une religion de paix et de tolérance » après chaque attentat meurtrier ne suffit pas à réhabiliter l’islam, ni à valoriser l’image des Arabes et des musulmans dans l’opinion occidentale. Le dogme doit être adapté à la réalité, il est tout à fait compatible avec la modernité. Les femmes devraient véhiculer une lecture éclairée du Coran et non pas subir le prosélytisme. Le vivre ensemble est en danger ; il est urgent de trouver un équilibre à l’échelle individuelle, où l’ego des hommes puisse cohabiter avec les dimensions multiples de la femme.
Propos recueillis à Tunis par Frida Dahmani
Source : Jeune Afrique le 02/12/2010