On dit qu’Ulysse a renoncé à l’immortalité pour retrouver sa patrie, Ithaque. Pour les réfugiés mauritaniens, dire que le pari du retour est presque aussi grand, serait sans doute exagéré. Pourtant, malgré les multiples incertitudes, certains sont décidés à regagner leur « patrie », l’espoir en bandoulière.
Un paysage peuplé d’arbustes épineux si caractéristiques de toute cette région Nord du Sénégal. De l’autre côté de la route, le contraste est frappant avec les vastes champs de canne à sucre qui s’étendent sur des milliers d’hectares le long du lit du fleuve après Richard-Toll, dessinant une fantastique ligne verte. Après près d’une heure de route, les champs de riz prennent le relais.
A partir de Dagana, une piste cahoteuse bifurque à gauche et conduit au site des réfugiés de Ndiarème. Le village offre une triste mine. Quelques maisons en dur y côtoient palissades et autres modestes demeures, presque en ruines. Les rues sont désertes. On n’y croise que quelques sympathiques enfants souriants. Dans ce site, on compte 54 candidats au départ, répartis en neuf familles. On règle les derniers détails avant l’embarquement vers le site de transit situé à Richard-Toll. « Nous leur donnons des sacs (pour contenir leurs bagages) et leur faisons subir un vaccin », indique Félix Diouf, responsable des opérations dans ce site.
Devant une grande concession située à l’extrémité du village, des sacs, des matelas et d’autres bagages attendent d’être embarqués dans un camion de l’Unhcr (Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés).
Juste à l’entrée de la cour, sous l’ombre, des femmes vaquent tranquillement à leurs occupations quotidiennes.
La plus vieille d’entre elles, un foulard jaune mal noué sur la tête, tamise du riz. Devant ses hôtes particuliers, Bintou Konté (c’est son nom), comme face au miroir du temps, déroule volontiers le fil des souvenirs de ce drame qu’elle a vécu dans sa chair.
« Je suis arrivée ici nue comme un ver. Je n’avais sur moi que le pagne que je portais en fuyant mon village avec les miens », raconte-t-elle. Elle s’épanche ensuite longuement sur ce flot de souvenirs qui défilent encore dans sa mémoire. Pourtant, aujourd’hui, c’est elle qui se porte en avocate infatigable pour le retour de ses enfants sur la terre de leurs ancêtres, leur « patrie », la Mauritanie, comme elle le dit avec emphase. Même si, arguant de la vieillesse, elle va rester au Sénégal avec son époux.
« On ne se plaint pas trop de notre condition de vie au Sénégal, mais la Mauritanie c’est notre patrie, c’est notre histoire ». Et comme disait l’autre, un peuple sans histoire est un monde sans âme.
Enfin le retour à la terre des ancêtres
Fatou Mbaye, elle aussi, compte bien rentrer à Médina Salam (son village d’origine) avec son époux et ses sept enfants.
« Je ne sais pas ce que je trouverai là-bas, mais l’espoir est ma boussole », confie-t-elle, tout en ne quittant pas des yeux sa besogne.
Son époux, Saïbatou Mbaye, confirme : « quelle que soit la situation que nous allons retrouver là-bas, rien ne vaut sa patrie. J’avais laissé tous mes biens en venant, mais la seule chose que je voudrais vraiment retrouver, ce sont mes terres », déclare-t-il. Mais Mbaye n’a pas perdu que ses biens. En vingt ans d’exil, il a aussi perdu une partie de son identité : il ne parle plus les dialectes de son pays qu’il manipulait pourtant si bien. Mais cela n’est rien par rapport à l’espoir qui l’habite. Les enfants, eux, ne semblent point avoir le choix. Ils doivent suivre leurs parents.
« Mon père a décidé que nous allions rentrer. Je ne peux que lui obéir, tout est entre ses mains », confie Ousmane Mbaye, 10 ans. A deux jours du départ (ce reportage a été réalisé le samedi 16 octobre) d’une bonne partie de ses habitants, la concession des Mbaye déborde de vitalité. Mais nul ne sait à quoi elle ressemblera après. Entre les préparatifs pour le grand départ et les tâches ménagères quotidiennes, toutes les femmes rivalisent d’énergie et d’activité. Tandis que les autres tamisent le riz, Mame Khady, elle, prépare le repas de midi. Aïcha, une grande fille, l’assiste. Elle attise le feu de bois sur lequel mijote une grande marmite. Au menu, du « thiébou djeun » (riz au poisson). Avec des gestes simples et habiles, Mame Khady nettoie, avec du sable, le poisson frais pêché dans le lac situé tout près du village. Comme condiment, il n’y a presque que du sel. Il y a aussi des haricots séchés et quelques maigres légumes.
La maison des Mbaye est composée de trois bâtiments dont l’un en terrasse sur lequel trône une antenne parabolique, ce qui est un signe d’opulence, comparé aux autres maisons. Mais la clôture est constituée de palissades. Un bloc de toilettes et un enclos pour les moutons complètent le décor. Une charrette hors d’usage est garée dans l’arrière-cour. Aussi, la misère – ou en tout cas les dures conditions de vie en campagne – est-elle perceptible sur les visages, malgré l’apparente dignité.
Bintou Ndiaye, 5 ans, prépare aussi le grand retour. A sa manière. Déambulant dans la grande cour, pieds nus, malgré la chaleur, elle baragouine qu’elle va rentrer en Mauritanie. Mais dans son esprit enfantin, Bintou parle déjà d’un hypothétique retour – un éternel retour. Dans l’autre sens celui-là ! « Une fois en Mauritanie, je veux faire des études et après, revenir travailler au Sénégal », dit-elle, à travers son joli sourire.
La douloureuse séparation des familles
Ce rapatriement constitue aussi une douloureuse séparation pour certaines familles. Oumar et Tamsir sont frères. Ils ont opté pour des choix opposés. L’un rentre, l’autre a décidé de rester au Sénégal. « Je ne connais qu’ici. C’est ici que j’ai grandi. Je ne vois pas de raison de rentrer dans un pays que je ne connais pas et où je ne suis pas sûr de pouvoir disposer de tous mes droits. Mes parents et mon frère ont décidé de rentrer en Mauritanie, c’est leur choix. Je le respecte et je veux qu’ils respectent le mien aussi », défend Oumar.
Discours nettement opposé de la part de son aîné. « J’ai décidé de rentrer parce qu’il s’agit de mon pays, c’est la terre de mes ancêtres. Je suis né là-bas, c’est là-bas ma patrie. Il y a eu un conflit qui m’a contraint de quitter mon pays, ce conflit est fini, je rentre chez moi. J’ai le cœur apaisé, débarrassé de toute haine, bien sûr que je n’oublie pas et je ne peux pas oublier, mais je ne veux pas faire de fixation sur le passé. Je veux entamer une nouvelle existence et je me sens prêt. Je ne suis armé que de mon seul espoir, mais l’espoir c’est la vie », déclare Tamsir.
Cependant, malgré cet épanchement tout à fait lyrique, Tamsir, père de trois enfants dont l’un est déjà à l’école, ne semble pas avoir fait définitivement le trait, dans son esprit, sur le Sénégal. Restant dans l’expectative quant à ce que lui réservera le système éducatif mauritanien, il se demande s’il ne serait pas possible, en cas de mauvaise surprise, de faire revenir ses gosses continuer leurs études au Sénégal. Il n’est pas le seul à avoir ce genre d’inquiétude. Son cadet, lui, résolu dans sa décision, ne regrette même pas son imminente séparation avec le reste de sa famille.
Analphabète et sans autre qualification, il reste modeste dans ses ambitions. Ses projets se limitent dans son petit coin, ce bled perdu dans le Fouta. « Tout ce que je souhaite, c’est fonder une famille et continuer à cultiver mon lopin de terre. Et chaque jour, je rends grâce à Dieu d’avoir la paix », lance-t-il. Pour lui, l’existence devient nette. Pendant que les deux frères discutaient ainsi dans la bonne humeur, l’équipe de l’Unhcr a fini d’embarquer les bagages des candidats au retour. Ils vont les acheminer vers le centre de transit avant de revenir chercher les personnes.
La journée tire lentement à sa fin, le ciel est chargé de gros nuages blancs, tout comme les cœurs des candidats au retour, d’espoir. Mais personne ne sait exactement ce qu’il trouvera de l’autre côté du fleuve.
Seydou Ka
Le Soleil