« De l’avis de quelques-uns, on pourra bientôt faire de l’élevage sur la lune. Ce qui est inquiétant c’est que dans peu de temps, on devra peut-être payer pour que cela ne se fasse pas » disait, quelques années avant sa mort, Franklin JONES (1887 – 1929).
Ce que le célèbre homme d’affaires américain, décédé lors de la grande dépression, ne pouvait imaginer, c’est que moins d’un siècle plus tard, on doit avant tout « payer » chèrement sur notre planète pour l’essor de l’élevage qui a entrainé dans son sillage des risques majeurs notamment pour les systèmes de production, l’environnement et la santé humaine. C’est ce qui ressort du rapport 2009 de la FAO sur « la situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture » publié le 18 février 2010 à Rome et qui fait, pour la première fois depuis 1982, « le point sur l’élevage1 »
A la lumière de ce rapport, les développements qui suivent présentent, dans un premier temps, les évolutions rapides enregistrées par le secteur de l’élevage au cours des dernières décennies, les menaces planétaires qui en résultent et un certain nombre de recommandations pour faire face à ces dernières.
Cette présentation débouche, dans un second temps, sur la pertinence des recommandations formulées pour un pays comme le nôtre où l’essor rationnel de l’élevage, dans la mesure où il peut tirer la croissance de l’économie, améliorer la sécurité alimentaire et faire reculer continuellement et durablement les frontières de la pauvreté, constitue une grande source d’espoir.
Cet espoir est d’autant plus grand que les dernières enquêtes statistiques nationales ont montré que, même si le taux d’incidence de la pauvreté a enregistré un rythme annuel moyen de régression de 0,81 point sur la période 1990 – 2008, le nombre absolu des pauvres n’a cessé d’augmenter dans le pays (consécutivement à la croissance démographique soutenue, à la faible croissance économique et à son insuffisant ancrage dans la sphère des pauvres), que la pauvreté demeure lourdement un phénomène rural et qu’elle s’est même renforcée dans ce milieu au cours des dernières années.
I) « L’ESSOR DE L’ELEVAGE, UNE MENACE POUR LA PLANETE(2) ».
Il ressort du rapport susmentionné que sous l’influence de la croissance démographique et économique, de l’accroissement des revenus et de l’urbanisation, la consommation par habitant des aliments issus de l’élevage a connu une augmentation vertigineuse depuis le début des années 80 du siècle dernier : 37% pour la viande, plus de 8% pour les produits laitiers et 63% pour les œufs. Elle s’établit aujourd’hui respectivement pour les trois produits à 41,2 kg, 82,1 kg et 9 kg.
La croissance a été tirée à la hausse par les pays en voie de développement où, globalement, la consommation de la viande (30,9 kg) a plus que doublé, celle du lait (50,5 kg) a augmenté de plus de la moitié alors que celle des œufs (8kg) a plus que triplé.
La croissance est particulièrement prononcée en Asie de l’Est et du Sud–Est. Ainsi, en Chine, la consommation de la viande par tête d’habitant a plus que quadruplé passant de 13,7 kg à 59,5 kg. Celle du lait qui s’établit aujourd’hui à 23,2 kg a été multipliée par dix.
Par ailleurs, au Brésil, la consommation de viande par habitant (80,8 kg) a doublé et celle du lait (120,8kg) s’est accrue de plus de 40 %. En outre, on constate que de toutes les régions qui englobent les pays en voie de développement, seule l’Afrique subsaharienne a enregistré une régression de sa consommation en viande (13,3 kg contre 14, 4 kg en 1980) et en lait (30,1 kg contre 33,6 kg en 1980).
Cependant, la consommation par tête d’habitant des produits de l’élevage dans les pays en voie de développement demeure inférieure à celle des pays développés (95,8 kg pour la viande et 221,8 kg pour le lait) dont pourtant la croissance au cours des dernières décennies a été relativement faible. Cette consommation a même connu, depuis les années 1990, une tendance à la régression dans les pays à économie anciennement planifiée qui sont passés de 63, 1 à 51,5 kg pour la viande et de 181,2 à 176 kg pour le lait.
Au moment où près de 5 milliards d’êtres humains souffrent de carences prononcées en fer avec des conséquences poignantes pour les femmes enceintes et allaitantes et « le développement physique et cognitif » des enfants, les nouveaux modes alimentaires qui se profilent derrière l’augmentation de la consommation des produits de l’élevage renferment des aspects positifs dans la mesure où ces produits sont une précieuse source de protéines de haute qualité tout en renfermant des micronutriments et des oligoéléments essentiels qu’il n’est pas aisé de trouver dans une alimentation d’origine végétale.
Cette tendance à la croissance de la consommation est appelée à se poursuivre au cours des prochaines décennies. A l’horizon 2050 où l’humanité devrait compter plus de 9 milliards d’habitants, et selon les projections établies en 2007 par l’Institut International de Recherche sur les Politiques Alimentaires (IFPRI) grâce à son modèle IMPACT, la population des bovins devrait passer de 1,5 à 2,6 milliards et celle des ovins de 1,7 à 2, 7 milliards. A cette population, il importe d’adjoindre celle des caprins, camelins, asins et équins qui jouent un rôle relativement important dans la consommation des produits alimentaires provenant de l’élevage.
A ce niveau, il importe de souligner que l’expansion rapide du secteur de l’élevage est intimement liée au risque d’une recrudescence de l’obésité et des maladies cardiovasculaires et qu’elle s’accompagne d’une rivalité profonde autour des terres et de certaines ressources productives avec les enchainements dramatiques qui en découlent sur le prix des céréales de base et la sécurité alimentaire. A cela s’ajoutent, dans le long terme, des conséquences sérieuses relatives à la pression sur les ressources naturelles, à la santé et aux transformations radicales des modes de production qui contribuent actuellement aux revenus et à la sécurité alimentaire de près d’un milliard de personnes et à 40% de la production agricole mondiale.
Relativement à la pression sur les ressources naturelles, l’élevage occupe 80% de la superficie agricole totale de la planète et représente près de 8% de la consommation mondiale de l’eau consacrée, fondamentalement, à l’irrigation des cultures fourragères. L’envol du secteur est susceptible de modifier ou corrompre la qualité des eaux à travers ses multiples rejets dans les cours d’eau et les eaux souterraines, ce qui constitue un danger pour la santé, les sols, la biodiversité et les écosystèmes tout en contribuant au changement climatique.
Même s’il est une victime potentielle de ce dernier, l’élevage y contribue grandement par les émissions des gaz à effet de serre à travers la fermentation entérique, la production fourragère, le défrichement des forêts et les opérations d’abattage, de transformation et de transport en liaison avec la consommation des carburants fossiles et le développement des infrastructures. Dans la chaine alimentaire, ces émissions ont été estimées à plus de 6 gigatonnes.
En ce qui concerne la santé, l’accroissement du volume des échanges internationaux des produits de l’élevage et la concentration des unités de production intensive près des grands centres urbains afin de réduire les coûts de production ont ouvert la voie à la propagation de maladies animales. Dans ce cadre, il est aujourd’hui admis que près de 75% des nouvelles maladies humaines depuis une décennie ont été provoquées par des agents pathogènes issus des animaux ou des produits animaux (maladie de Creutzfeldt – Jacob, SRAS, grippe aviaire, grippe porcine…) Ce phénomène pourrait s’intensifier au cours des années à venir eu égard à l’importance des marchés informels et aux limites des services publics de santé et de contrôle sanitaire de l’alimentation.
Enfin, pour ce qui est des modes de production, on assiste progressivement, notamment en Amérique Latine et en Asie, à la disparition de petites exploitations et au développement de grandes unités de production. En l’absence d’une politique publique d’accompagnement vigoureuse, ce modèle de développement qui a tendance à s’imposer à l’échelle planétaire a des répercussions dramatiques sur la pauvreté et la sécurité alimentaire.
Pour relever les défis susmentionnés, le rapport 2009 de la FAO suggère que l’accent soit mis sur l’appui sur les petits exploitants (renforcement des capacités, préservation de la fonction essentielle de filet de sécurité et accompagnement dans le processus de transition vers d’autres secteurs), la gouvernance sectorielle dans la perspective d’une croissance en harmonie avec l’environnement (sanctions, incitations, utilisation de technologies compétitives et adéquates…) et le développement des services de santé en accordant l’importance qui sied aux capacités institutionnelles, à la rationalisation des investissements, à l’information et à la participation des exploitants à l’élaboration et à la mise en œuvre des programmes afférents à la sécurité sanitaire des aliments et aux maladies animales.
Cela nécessitera une coordination des efforts à tous les échelons : du local à l’international en passant par le national et le régional.
II) L’ESSOR DE L’ELEVAGE, UN ESPOIR NATIONAL.
Les recommandations prénommées prennent toute leur importance dans un pays comme le nôtre où le secteur rural contribue pour approximativement 20% au PIB et représente près de la moitié de la population avec un taux de prévalence de la pauvreté estimé en 2008 à 59,4%, soit une hausse de 0,4 point par rapport à 2004. Au moment où le nombre absolu des pauvres dans le pays a continué de progresser (environ 1.382.200 personnes en 2008), la pauvreté rurale concourait pour 77,7% à la pauvreté nationale (estimée à 42%) contre 74,8% en 2004, soit un accroissement de 2,9 points(3)
Avec un effectif global du cheptel correspondant approximativement à 3,5 millions d’Unités de Bétail Tropical (UBT) (4), l’élevage joue au sein du secteur rural et au niveau national un rôle économique et social important.
Doté de filières porteuses dont la croissance annuelle moyenne des productions a été estimée en 2002 par la FAO à 2,1% pour la viande rouge, 2% pour la viande blanche, 1,4% pour le lait et 2,9% pour les cuirs et peaux, Il engendre aux alentours de 80% de la valeur ajoutée sectorielle et participe pour près de 15%, en moyenne, à la formation du PIB national et ceci malgré les maigres ressources qui lui sont assignées.
En effet, l’examen de l’évolution des investissements publics au cours des dernières décennies montre clairement que la composante agriculture du secteur rural a absorbé, en moyenne, 60% des investissements alors que sa contribution dans la formation du PIB se situe aux alentours de 5%. Par contre, l’élevage, dont l’apport au PIB est trois fois supérieur, n’a consommé qu’aux environs de 6% des investissements.
Au-delà de sa place dans le processus de redistribution des revenus (Zakatt, Mniha et autres formes de solidarité), l’élevage joue un rôle important dans les domaines de l’emploi (près de la moitié de l’emploi agricole qui serait devenu de l’ordre de 21% de l’emploi national selon l’EPCV 2008), de l’alimentation et de la sécurité alimentaire. Au moment où la consommation par tête d’habitant de viande (32,2 kg) et de lait (151,4 kg) a enregistré des taux de croissance relativement élevés, la part des produits issus de l’élevage dans les apports caloriques et protéiniques par tête d’habitant est estimée respectivement à 15,2% et 34,5%.(5)
Nonobstant l’ensemble des éléments susdits et l’élaboration de plusieurs documents de politique économique au cours de la dernière décennie (Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté en 2001, stratégie de développement du secteur rural en 1998 et 2001, stratégie agroalimentaire en 2001 et lettre de politique de développement de l’élevage adoptée en 2004), force est de constater que la constitution d’un secteur de production animale dynamique n’a pas réellement été une priorité dans les programmes de développement du pays depuis l’indépendance nationale.
C’est pourquoi, le secteur continue d’être confronté à un certain nombre de contraintes faisant référence principalement à l’insuffisance des infrastructures et services (santé animale, hydraulique pastorale, recherche – formation – vulgarisation), à l’inexistence de systèmes adaptés et compétitifs de collecte et de transformation des sous-produits, aux faibles capacités de gestion des espaces pastoraux et des parcours et au manque de crédits spécifiques.
Relativement à ces derniers, il importe de souligner que la nouvelle structure de crédit à l’élevage (l’Union Nationale des Caisses d’Epargne et de Crédit d’Elevage/UNCECE) n’est pas encore opérationnelle. Dans un contexte marqué, entre autres, par l’absence d’un système d’identification et de suivi efficace des animaux et la faiblesse de l’état civil et du service public de la justice, il lui faudrait, en sus de procédures transparentes et rigoureuses, toute l’ardeur d’un chevalier de l’épopée Almoravide et la prudence d’un Sioux pour réaliser sa mission et éviter les déboires du crédit agricole (UNCACEM).
Il est bien évident que la levée des contraintes de l’élevage ne peut s’envisager que dans le cadre d’une stratégie globale de développement du pays accordant la place qui sied au secteur agricole.
Cette place devrait logiquement découler des deux conclusions essentielles auxquelles ont abouti les recherches économiques effectuées au cours des dernières décennies et que rappelle le rapport 2009 de la FAO :
? De tous les secteurs de l’économie, la croissance agricole est celle qui est à la base du plus fort recul des frontières de la pauvreté ;
? L’accroissement de la productivité agricole joue un rôle déterminant en termes de croissance économique, de réduction de la pauvreté (baisse des prix alimentaires, hausse des revenus de producteurs et effet d’entrainement sur l’économie) et de sécurité alimentaire.
Dans ces conditions, il apparait clairement « qu’investir dans la réduction de la faim est une obligation morale, mais aussi une décision économique judicieuse » comme l’a déjà souligné, en juillet 2003, le « Programme intégré pour le développement de l’agriculture en Afrique » du NEPAD.
Sur cette base, et au moment où il se confirme que la mise en œuvre du Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté (CSLP 1 et 2) a pratiquement échoué dans la réduction de la pauvreté en milieu rural, et que la cause des mauvaises performances économiques sur le long terme du pays réside dans le manque de compétitivité du secteur privé et la dépendance excessive à l’égard des recettes générées par l’exploitation des ressources naturelles (mines, pêche, pétrole)(6), la croissance forte et partagée du secteur agricole peut être vue comme la stratégie de réduction de la pauvreté la plus adéquate.
Il est bien évident que dans le cadre du processus de formulation de cette stratégie, on ne peut faire l’économie d’une réflexion, à un niveau fin de l’analyse, pour appréhender l’impact de chaque sous – secteur agricole sur la croissance et la réduction de la pauvreté.
Dans ce cadre, il serait approprié de réexaminer et réactualiser l’étude sectorielle » Elevage, Pauvreté et Croissance « , conduite en 2002 par la FAO avec l’appui de la Banque mondiale qui a montré que le sous – secteur de l’élevage est sous – exploité tout en explicitant sa contribution potentielle à la croissance économique nationale, sa capacité de redistribution et les actions prioritaires à engager notamment dans les domaines des conditions sanitaires, de l’hydraulique pastorale, de la gestion des pâturages et de la valorisation des sous-produits.
Au – delà de cet aspect, il ne faut pas perdre de vue, comme le souligne le rapport 2009 de la FAO, que dans le prolongement des travaux économiques récents(7), il apparaitrait que la croissance du secteur de l’élevage a la faculté d’aiguillonner durablement la croissance de l’ensemble de l’économie.
En conséquence, il importe, sans hésitation (le labyrinthe étant la patrie de celui qui hésite pour reprendre l’expression de Walter BENJAMIN(8), que le travail de réexamen/actualisation soit une occasion de se remettre en cause et débattre, sans préjugés ni parti pris, de la politique de renouveau agricole et rural et de toutes les questions qui lui sont intimement liées, notamment les priorités intra–sectorielles, la rentabilité des exploitations, les politiques de libéralisation et les transformations structurelles probables avec toutes les conséquences qui en découlent.
Ce débat doit être sous–tendu par une analyse rétrospective stratégique du secteur rural portant sur au moins un quart de siècle (sensiblement une génération).
Cette analyse classique, qui est une étape essentielle de toute prospective, est appelée à faire ressortir les politiques mises en œuvre, les résultats enregistrés, les tendances lourdes, les invariants, les forces et les faiblesses internes, les menaces et les opportunités externes, les défis à relever ainsi que les germes perceptibles du changement(9).
En un mot, il s’agira d’une opportunité à saisir pour réveiller fermement la croissance et la compétitivité nationales assoupies, relever le défi de la mise en place d’une nouvelle économie et accomplir une grande œuvre au terme de laquelle il sera mis fin à la scandaleuse réalité de la misère et de la faim.
« D’ici dix ans, plus aucun homme, femme ou enfant n’ira se coucher en ayant faim », disait en 1974 Henry KISSINGER(10) lors de l’ouverture de la première conférence mondiale de l’alimentation à Rome.
Que lui répondront aujourd’hui le milliard de personnes qui ont faim dans le monde dont parle le rapport 2009 de la FAO et parmi lesquelles figurent des milliers d’enfants sans joie et sans école dans nos KEBBAS et nos campagnes ?
Avant de porter la réplique à l’ancien secrétaire d’Etat de la plus grande démocratie dans le monde, que diront – ils surtout aux princes qui les gouvernent ?
Nouakchott, mars 2010.
Notes
(1) Sous-titre du rapport de la FAO
(2) Titre de l’article de Clément Lacombe paru dans l’édition du journal « Le Monde » en date du 19 février 2010.
(3) Les données sur la pauvreté font référence au « Profil de Pauvreté en Mauritanie » 2004 et 2008 de l’ONS et au document du PNUD : Rapport sur les progrès vers l’atteinte des objectifs du millénaire pour le Développement (OMD) 2010, Projet de rapport provisoire, Nouakchott 8 mars 2010.
(4) Un animal de référence de 250 kg est en général retenu comme Unité-Bétail tropical (U.B.T.) dans les pays tropicaux.
(5) Annexe statistique du rapport FAO 2009.
(6)Cf. Banque Mondiale : Mauritanie Options de politiques pour l’amélioration du développement du secteur privé. Mémorandum économique, Washington DC, juin 2009.
(7) Le rapport fait référence aux travaux de Pica, G., Pica – Ciamarra, U. et Otte, J. 2008 « The livestock sector in the World Development Report 2008 : re –assessing the policy priorities. » PPLPI Research Report N° 08 – 07. Rome, Initiative pour des politiques d’élevage en faveur des pauvres, FAO.
(8)Citée par Pascal Bruckner dans « Misère de la prospérité », Grasset, Paris 2002, p.227.
(9) Cf. Futurs Africains : Un guide des études prospectives en Afrique, Karthala et Futuribles, Abidjan – Paris, 2001.
(10) Cité par « Le Monde » Hors – Série n° 1001 du 18 janvier 2010 intitulé : Bilan Economie 2010. L’Atlas de 179 pays, p. 36.
Par Dr. Ahmed Youra OULD HAYE, Economiste
Source : Le Calame le 17/03/2010 via www.lecalame.mr