– Leur histoire a été racontée en français, en arabe, en anglais, en espagnol et dans bien d’autres langues. Sur TikTok, d’innombrables comptes ont célébré la traversée de sept adolescents algériens qui, le 3 septembre, ont réussi à rallier Ibiza depuis la baie d’Alger sur une embarcation de plaisance volée. Une odyssée diffusée en direct sur les réseaux sociaux, comme s’il s’agissait d’une virée entre amis. Leur « évasion » a aussi pris vie en petits films d’animation exaltant cette sortie sur la Méditerranée. Les vidéos du voyage, massivement visionnées, reprennent tous les codes des influenceurs : mise en scène, musique, sourires éclatants… Et ont érigé ces adolescents en nouvelles icônes de la migration.
Sur Instagram, Facebook ou TikTok, le « ghorba » (l’exil, en arabe) et le « boza » (le voyage vers l’Europe, en peul) se racontent à travers les plus beaux filtres. Des comptes dédiés à ces traversées se proclament même « en mode soldats » : un terme qui en dit long sur leur détermination à défier les flots ou les barrières d’acier séparant deux continents. Car sur leurs photos, vidéos et posts, des migrants – arrivés en Europe, coincés sur les routes ou restés au pays – content un récit héroïque de l’exil, le transformant en une épopée victorieuse. A l’image du compte Ghorba, qui a plus de 410 000 abonnés sur Facebook.
Tout est pensé pour métamorphoser ce voyage à l’issue incertaine, parfois funeste, en une aventure extraordinaire capable de bouleverser une existence. Les photomontages, omniprésents dans ces publications, en sont une illustration saisissante, avec des images scindées en deux qui opposent la vie d’avant à celle d’après la migration. A gauche, des jeunes Africains en détresse dans leur pays, errant dans le désert algérien ou exploités sur un chantier en Libye. A droite, les mêmes rayonnent de bonheur : sourires triomphants, vêtements clinquants, ils posent devant la tour Eiffel ou une belle voiture, au côté d’une compagne européenne ou dans une rue ensoleillée.
Quant aux 1 645 personnes mortes ou portées disparues sur les routes de la Méditérannée et de l’Atlantique depuis le début de l’année, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), elles sont invisibles.
« Un mode d’emploi géant et détaillé »
« Ces photomontages sont une façon d’encourager ceux qui ne sont pas passés [en Europe] et de leur dire qu’ils vont y parvenir comme les autres », explique Youssouf, un Guinéen de 18 ans qui alimente sa page Facebook (un millier d’abonnés) avec ce genre de photomontages depuis Marrakech, où il est arrivé il y a près d’un an et d’où il espère rejoindre un jour les Canaries.
Sur TikTok, de courtes vidéos – montées comme des clips musicaux – magnifient les traversées clandestines et les « harraga », ces « brûleurs » de frontières qui quittent leur pays par la mer, sans passeport ni visa. Sur fond de musique aux accents d’exil se dévoilent les visages radieux de migrants, assis sur un bateau au milieu de bidons d’essence, portés par un moteur surpuissant qui fend la Méditerranée.
« Les réseaux sociaux, TikTok en tête, ont introduit une mise en scène de la migration, véhiculant le message d’un voyage heureux. Ils façonnent une narration presque jubilatoire de l’aventure », observe la sociologue Dana Diminescu, enseignante-chercheuse à Télécom Paris. Selon cette experte du numérique et des mouvements migratoires, les algorithmes des plateformes inondent les utilisateurs intéressés par ces sujets de vidéos, posts et témoignages idéalisant l’Europe. « Ces contenus ont des influences sur l’imaginaire des migrants et sur leurs prises de décisions », pointe-t-elle.
« Cela peut agir comme un déclencheur psychologique », abonde Fatima Ezzahra Bouchritte, doctorante italo-marocaine en sciences politiques, qui étudie les migrations entre l’Europe et l’Afrique du Nord : « Une personne qui trime toute la journée pour un maigre salaire voit un ami ou un cousin sur Instagram profiter de la vie en Europe. Elle se persuade qu’ils gagnent beaucoup d’argent et se demande : pourquoi rester ? » Selon elle, les réseaux sociaux « sont un mode d’emploi géant et détaillé de la migration », où des migrants partagent leurs expériences et prodiguent des conseils : comment préparer son périple, quelles routes emprunter, quels pays éviter, comment obtenir un titre de séjour une fois arrivé…
Des comptes, sur Facebook notamment, prétendent offrir leurs services pour rejoindre l’Europe. « Je prépare un convoi à Dakar, pas un grand nombre, juste 50 personnes, peut-on lire sur un message posté en septembre. Pour ceux qui sont intéressés, faites-moi signe, je vous explique tout. Pas d’arnaque. » Certains promettent un « boza Maroc-Espagne » ou « Mauritanie-Espagne » en précisant que « l’eau est bonne actuellement ». Le tout pour 1 000 à 4 000 euros la traversée. Sous ce type de posts, des commentaires, parfois par centaines, de candidats au départ.
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com