Afrique XXI – Abdelwahab (son prénom a été modifié) est un miraculé. Dimanche 26 octobre, alors que les soldats des Forces de soutien rapide (FSR) envahissent le cœur d’El-Fasher, il parvient à s’extirper du carnage, une première fois. « On est partis la peur et la faim au ventre, se souvient cet habitant de 57 ans. Partout, des corps jonchaient les rues. » Des colonnes interminables de civils fuient alors la capitale du Darfour du Nord tombée aux mains des troupes du général Mohammed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », qui s’adonnent à des tueries de masse parmi les 260 000 civils assiégés depuis plus de dix-huit mois.
Aux abords de la ville, Abdelwahab et d’autres déplacées sont arrêtées à un check-point tenu par les paramilitaires. Les hommes sont séparés des femmes. Sous la menace des fusils, ils sont dépouillés et regroupés dans la poussière. Soudain, les balles crépitent. Sur la centaine d’hommes, aucun ne se relève. Ou presque : « Par la grâce de Dieu, j’ai survécu », raconte Abdelwahab. Rescapé pour la deuxième fois, blessé à la jambe, il lui faut plusieurs jours de marche, pieds nus, pour rejoindre la localité de Tawila, aux pieds des montagnes du Jebel Marra.
Sur les plus de 70 000 personnes qui ont fui les massacres à El-Fasher, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), moins de 10 000 sont parvenues à atteindre cette zone sous le contrôle du Mouvement de libération du Soudan, l’un des seuls groupes armés officiellement neutre dans le conflit qui ravage le pays depuis avril 2023. Près de 15 000 civils ont réussi à fuir vers le nord du Soudan et quelques milliers d’autres ont trouvé refuge à l’est du Darfour.
« Où sont passés tous les autres ? », s’interroge Iqbal (son prénom a été modifié), horrifiée. Tout juste arrivée à Tawila, cette mère a perdu la trace de ses sept enfants. Lorsque les FSR ont lancé leur ultime assaut, elle veillait sur l’un de ses fils à l’hôpital saoudien d’El-Fasher, où 460 patientes ont été abattues deux jours plus tard par les paramilitaires, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Parvenue à s’enfuir de justesse, elle finit par cacher son fils blessé au milieu d’un bosquet d’arbustes pour qu’il échappe aux griffes des soldats. Arrêtée, elle est détenue pendant trois jours, avant d’être relâchée et de rejoindre Tawila, seule.
« On ne va pas durer longtemps »
« Où sont nos hommes ? Je n’ai retrouvé personne. Que Dieu les protège », se lamente Iqbal. Sur les témoignages vidéo transmis à Orient XXI, les survivantes d’El-Fasher s’expriment à voix basse sous des draps tendus sur des bouts de bois comme seul abri de fortune. Ils sont frêles et épuisés, cherchent leurs mots et parviennent difficilement à articuler. Hormis le traumatisme de la fuite et des massacres, c’est la faim qui les tourmente. Les dix-huit mois de siège ont transformé El-Fasher en mouroir à ciel ouvert.
À mesure que les paramilitaires resserraient leur étau sur la ville, les ressources se sont amenuisées. Alors que les obus pleuvaient, pas un carton d’aide humanitaire n’était autorisé à franchir la tranchée de sable longue de 55 kilomètres érigée par les FSR autour de la cité pour asphyxier sa population. Ceux qui voulaient fuir devaient prendre le risque d’être arrêtés aux check-points, dépouillés et parfois exécutés sommairement sur le bas-côté. En sens inverse, des marchands tentant de faire passer des sacs de riz en contrebande étaient fusillés à bout portant dans les tranchées.
« Il n’y a plus rien à manger. Plus aucun médicament. Les gens consomment une fois tous les deux jours de l’ambaz, de la nourriture pour animaux. Mais ces derniers temps, elle n’est même plus disponible sur le marché. Alors on mange des peaux de vache bouillies. On ne va pas durer longtemps », livrait un photographe local quelques jours avant l’assaut final sur El-Fasher. Orient XXI a perdu toute communication avec lui.
« Le monde nous a oubliés »
À l’hôpital saoudien d’El-Fasher, seule structure encore fonctionnelle de la ville, ciblée à de multiples reprises par l’artillerie ou par les drones des paramilitaires, la situation était critique depuis de longs mois. « Les obus tombent dès la prière du matin. Nous manquons de tout. Nous vivons dans l’odeur du sang et de la mort », confiait un médecin sur place quelques heures avant l’assaut. Orient XXI a perdu toute communication avec lui.
« Les mères n’ont plus de lait pour alimenter les nourrissons. Si l’on trouve un peu d’argent, les travées du souk sont vides et l’on s’expose à des frappes de drones. Nous sommes les marginalisés des marginalisés. Le monde nous a oubliés », s’alarmait encore une femme déplacée dans une école. Les près de 260 000 civils – dont une moitié d’enfants – pris au piège avant le dernier assaut vivaient déjà comme « des otages craignant leur exécution prochaine », selon les mots d’un habitant contacté avant la prise de la ville. Orient XXI a perdu toute communication avec lui.
Une ville entière attendait sa mort dans le silence coupable de la communauté internationale. Si les organisations humanitaires tiraient depuis des mois la sonnette d’alarme, décrivant El-Fasher comme « le gouffre de l’enfer » – selon les mots de l’Unicef –, aucune initiative internationale crédible n’a été mise sur pied pour exiger la levée du siège et éviter le scénario du pire : la famine doublée de massacres à grande échelle.
Un nettoyage ethnique amorcé en 2003
La catastrophe était prévisible. Dans le sillage des affrontements débutés à Khartoum le 15 avril 2023 entre les FSR et les Forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah Al-Bourhane, la guerre s’est rapidement propagée au Darfour, fief historique des paramilitaires. Dès le mois de juin 2023, les FSR se sont emparés de la ville d’El-Geneina, au Darfour occidental, perpétrant un nettoyage ethnique visant la communauté Massalit qui a fait entre 10 000 et 15 000 morts, selon les Nations unies.
Eliott Brachet est journaliste indépendant. Il a été correspondant au Soudan de 2020 à 2023.
Source : Afrique XXI
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