“Hemeti, c’est le meilleur”, fait-il répéter à un groupe de personnes dans une autre vidéo, faisant référence au chef des FSR. Elles s’exécutent, mais n’échappent pas au massacre pour autant. “Je ne veux pas perdre mon temps avec vous”, dit Abou Loulou avant de les abattre une par une.

Rappelons qu’il ne s’agit là que des vidéos qui nous sont parvenues jusqu’à présent. Quand on pense à tous les massacres qui n’ont pas été filmés ou n’ont pas fait l’objet d’une publication, on prend toute la mesure des atrocités qui se sont produites.

Le fait que les paramilitaires se soient filmés en train de commettre ouvertement des crimes atroces témoigne de l’impunité flagrante dont jouit le groupe depuis bien avant le début du conflit.

Précisons toutefois que les hommes que l’on voit dans ces vidéos, comme Abou Loulou, occupent des postes de rang inférieur. Or les hauts responsables, dont Abdul Rahim Daglo, le commandant adjoint des FSR, sont eux aussi présents à El-Fasher, où ils dirigent les opérations, et ils doivent répondre des actes commis par leurs subalternes.

Ce sont aussi des hauts placés qui ont permis à des individus comme Abou Loulou de rester au front, même s’ils n’ignoraient pas les exactions dont il s’était rendu responsable ces derniers mois à El-Fasher, et auparavant à Khartoum et dans le Kordofan.

Pendant dix-huit mois, la hiérarchie a ordonné le pilonnage d’El-Fasher et refusé aux organisations humanitaires l’accès à la ville et aux camps voisins, provoquant du même coup une famine généralisée.

Dans les semaines qui ont précédé la chute de la ville, j’ai appris d’une femme que la nourriture pour animaux (ambaz) dont les gens dépendaient était devenue trop chère, que les groupes d’entraide avaient épuisé toutes leurs ressources et que l’accès à l’eau était si limité que les habitants avaient cessé de se laver. Elle m’a dit que tout ce qu’il restait à manger, c’étaient les graines d’un arbre que les gens n’avaient jamais mangées avant. Or elles étaient plus acides que le citron, et il fallait les faire tremper dans l’eau pendant une semaine pour éliminer le goût.

La misère, un marché lucratif

Certains de ceux qui ont survécu aux balles d’Abou Loulou ou d’autres meurtriers des FSR ont pris la route vers Tawila, une localité située à proximité qui accueille depuis quelques mois les déplacés d’El-Fasher. Des combattants des FSR et des miliciens alliés leur bloquent cependant le passage. Ils volent, kidnappent ou tuent ceux qui ne leur versent pas les sommes demandées. Les familles se séparent et empruntent des routes différentes pour maximiser les chances de voir l’un de leurs membres survivre.

Les gens avec qui j’ai parlé ces derniers jours qui ont réussi à rallier Tawila affirment avoir vu des dizaines de dépouilles sur leur trajet. Certaines personnes avaient été abattues par les miliciens, d’autres étaient mortes des suites de blessures infligées par les FSR à El-Fasher, et d’autres encore avaient succombé à la faim et à la soif. Un homme m’a dit qu’il avait mis trois jours à faire le voyage, et qu’il avait évité les groupes affiliés aux paramilitaires en se déplaçant la nuit. Il a ajouté qu’il avait dépassé des groupes de femmes et d’enfants qui étaient trop épuisés pour continuer.

Une femme m’a raconté qu’elle avait eu la chance de prendre le chemin de Tawila la veille de la chute d’El-Fasher, alors que les hommes armés s’y dirigeaient et qu’ils étaient moins nombreux sur les routes. Cependant, une fois arrivée à Tawila, où ont afflué ces derniers jours des centaines de milliers de personnes, elle n’a pu obtenir ni nourriture ni abri. Le jour, elle utilise ses vêtements et une couverture comme protection de fortune contre le soleil ; la nuit, elle s’en sert comme d’un matelas et d’un duvet. “Je ne veux pas rester ici pour toujours”, m’a-t-elle dit, ajoutant que des milliers de personnes arrivent chaque jour dans un état pire que le sien après avoir enduré des souffrances encore plus terribles sur le trajet.

J’ai aussi parlé à une personne qui m’a dit que trois de ses proches qui avaient pourtant pris des routes différentes pour se rendre à Tawila avaient été capturés par des miliciens, qui avaient ensuite envoyé à la famille des messages lui intimant de leur verser des milliers de dollars. Alors que les gens ont déjà tout perdu pendant le siège, les FSR et leurs milices affiliées trouvent encore le moyen de tirer profit de leur fuite désespérée.

Cela nous rappelle que, pour les paramilitaires, la guerre est aussi une activité lucrative. De fait, le siège d’El-Fasher n’était pas simplement motivé par des raisons militaires : les combattants tiraient profit de la contrebande de nourriture en faisant payer les commerçants qui la pratiquaient et en extorquant de l’argent aux habitants qu’ils aidaient à fuir la ville.

Appel à la solidarité internationale

Je ne peux m’empêcher de remarquer que ces massacres ont eu lieu alors même que les FSR participaient à des négociations parrainées par les États-Unis, dont certains espéraient qu’elles aboutiraient à un cessez-le-feu de trois mois à l’échelle du pays. Ce n’est pas la première fois que les FSR lancent des offensives et commettent de terribles exactions contre des civils tout en participant à de prétendus pourparlers de paix, qu’ils utilisent comme couverture politique. Le message que le groupe envoie à la communauté internationale est clair : on peut s’asseoir avec vous à la table des négociations, mais notre machine à tuer continuera d’opérer, et vous direz quand même qu’on veut la paix.

Face à l’horreur qui se déroule à El-Fasher, nombre d’entre nous ne croient plus qu’il soit possible de compter sur la protection internationale. L’ONU et l’Union africaine n’ont ni la volonté ni le pouvoir d’agir, leurs mécanismes étant entravés par les intérêts des États puissants. Ce dont on a besoin aujourd’hui, c’est de solidarité internationale. On a besoin de gens ordinaires, de mouvements civils et de défenseurs des droits qui sont prêts à défier les gouvernements et les entreprises complices de cette guerre. Il faut dénoncer les Émirats arabes unis pour le rôle qu’ils jouent dans l’armement et le financement des FSR, révéler la complicité des gouvernements occidentaux qui continuent de commercer avec eux et agir contre les entreprises dont les armes et les véhicules se retrouvent sur les champs de la mort du Darfour.

Si rien n’est fait, le Darfour continuera de brûler, ce qui est impensable pour ceux qui ont survécu aux violences commises par les paramilitaires. “J’aimerais mieux mourir qu’avoir à revivre ça”, m’a confié la femme qui était arrivée à Tawila juste avant la prise d’El-Fasher.