Sénégal – Sans l’aide des États-Unis, le souverainisme à l’épreuve

Afrique XXIReportage · La suspension pour quatre-vingt-dix jours de l’aide états-unienne, ordonnée fin janvier par le président Donald Trump, a donné un coup d’arrêt brutal à de nombreux programmes de développement au Sénégal, mettant à nu la dépendance du pays à l’assistance étrangère. Malgré l’inquiétude des bénéficiaires, les autorités, qui se revendiquent souverainistes et panafricanistes, y voient une opportunité d’émancipation.

Depuis plusieurs semaines, le bureau d’Alphoussény Diémé ne désemplit pas. Le maire de Djinaky, commune de 25 000 habitants située en Casamance, dans le sud du Sénégal, voit défiler du matin au soir des parents inquiets : « Ils viennent nous interpeller presque quotidiennement pour savoir où en sont leurs dossiers d’état civil, soupire-t-il, mais nous ne savons pas quoi leur dire. »

Selon le maire, environ 3 000 dossiers, principalement des demandes d’actes de naissance, sont en attente d’être traités. Ils concernent des enfants – dont certains sont devenus adultes depuis – nés pendant le conflit qui a déstabilisé la région pendant plus de quatre décennies à partir de 19821.

Dans la région de Bignona, où se trouve la commune de Djinaky, environ 55 000 familles ont été privées d’actes de naissance en raison de déplacements massifs de populations mais aussi de difficultés d’accès aux services administratifs pendant la crise. La signature d’un accord de paix, en mai 2023, entre l’État sénégalais et la faction « Jakaay » du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) a permis à environ 250 combattants de déposer officiellement les armes et aux familles d’entreprendre des démarches pour régulariser leur situation.

« Ça nous est tombé dessus d’un coup »

En ce début d’année 2025, et alors qu’un nouveau protocole d’accord de paix a été signé le 23 février avec la faction Sud du mouvement rebelle, les familles devaient justement commencer à récupérer leurs documents : « À notre niveau, tout a été fait et envoyé aux services de la justice. On attendait les retours pour actualiser les registres », assure le maire de Djinaky. « Certains enfants sont très brillants à l’école, ils doivent passer leur certificat bientôt mais, sans acte de naissance, ils ne peuvent pas s’inscrire. C’est comme s’ils étaient apatrides. »

Ce blocage trouve son origine à 7 000 kilomètres de là, à Washington, dans le célèbre Bureau ovale de la Maison-Blanche. Sous le regard des caméras de télévision du monde entier, le président états-unien Donald Trump a signé le 20 janvier un décret suspendant pour quatre-vingt-dix jours les programmes d’aide états-uniens, et notamment ceux de l’USAID, l’agence d’aide au développement : une décision radicale destinée à revoir les priorités de financement et à éliminer les dépenses jugées inefficaces. D’un simple trait de plume, Donald Trump a créé une onde de choc ressentie dans le monde entier, mettant à nu la dépendance de certains pays à l’aide étrangère.

« On ne s’y attendait pas… Ça nous est tombé dessus d’un coup », reconnaît Alphoussény Diémé. « L’USAID assurait la prise en charge des différents frais liés à la délivrance des actes de naissance, par exemple les timbres fiscaux ou l’impression des documents, car le coût était souvent prohibitif pour les familles. »

Le programme, baptisé Aliwili et mis en œuvre par plusieurs ONG en partenariat avec l’État du Sénégal, ne se limitait pas aux questions d’état civil : il concernait aussi la réinstallation des populations déplacées à travers la construction de centaines de logements, la réinsertion des anciens combattants et de leurs familles, et la réhabilitation de certaines infrastructures, par exemple des routes, des parcelles maraîchères et des forages, pour un budget total de 16 milliards de francs CFA (25 millions d’euros).

« L’aide américaine avait rassuré »

« Ce projet était la concrétisation du processus de paix entre l’État du Sénégal et la faction Jakaay du MFDC », explique Henri Ndecky, le responsable de la Coordination des organisations de la société civile pour la paix en Casamance (COSCPAC). L’accord de 2023 prévoit, en échange du dépôt des armes par les combattants, que l’État s’engage en faveur de leur réinsertion et, plus globalement, pour le désenclavement et le développement de la région. La marginalisation a été l’une des causes principales du conflit2.

« Il a fallu mobiliser des fonds rapidement, raconte Henri Ndecky. L’aide américaine avait rassuré sur la capacité de l’État à tenir ses engagements. »

En Casamance, autorités locales et société civile sont unanimes pour demander la reprise du programme USAID le plus vite possible. « Ça fait des années qu’on demande des routes mais l’État ne fait rien sans ses partenaires. Nous n’avons pas d’autre solution pour le moment : il faut que les partenaires continuent d’intervenir », alerte Lamine Coly, coordinateur de l’Initiative pour la réunification des ailes politiques et armées du MFDC (Irapa), une structure mise en place par le groupe rebelle pour négocier avec les autorités.

Il exclut toutefois une remise en cause du processus de paix : « Personne n’a intérêt à revenir sur le passé, mais le programme devait servir de vitrine pour aller vers un accord de paix global entre l’État du Sénégal et toutes les factions du MFDC. »

« Ce sont des questions de souveraineté »

Le maire de Djinaky espère aussi un déblocage rapide de la situation, mais il s’interroge sur la responsabilité des gouvernements successifs : « On parle d’état civil, de nationalité, de droits fondamentaux : ce sont des questions de souveraineté. Si l’État avait, de bout en bout, pris en charge les choses, on ne serait pas suspendus à la décision du gouvernement états-unien. »

Les effets de la suspension soudaine de l’aide états-unienne ne se limitent pas à la Casamance. Partout au Sénégal, des programmes de développement sont désormais à l’arrêt ou tournent au ralenti.

En matière de santé publique, de nombreux centres de santé communautaires dépendant des subventions pour l’achat de médicaments et le recrutement de personnel peinent à maintenir leurs services. Ils œuvrent dans des domaines aussi variés que la santé maternelle et infantile, la planification familiale, la nutrition et la lutte contre le VIH. Des programmes de soutien au système éducatif, à l’agriculture et à la bonne gouvernance ont aussi été interrompus, laissant des centaines de milliers de bénéficiaires à l’abandon.

Rien que sur les cinq dernières années, le Sénégal a reçu en moyenne 120 millions de dollars (114 millions d’euros) par an de l’USAID, sans compter les programmes financés par d’autres agences états-uniennes de coopération bilatérale. Parmi eux, le Senegal Compact Power (piloté par la Millennium Challenge Corporation), qui vise à améliorer l’accès à l’électricité pour près de 13 millions de personnes, soit 7 Sénégalais sur 10, dans les zones rurales et périurbaines. Démarré en 2021, il prévoit un investissement de 600 millions de dollars, dont 550 millions sous forme de dons états-uniens, les 50 millions restants étant à la charge de l’État sénégalais.

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Clément Bonnerot 

est un journaliste indépendant basé à Dakar, au Sénégal

 

 

 

 

Source : Afrique XXI

 

 

 

 

 

 

 

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