La question du réel et de sa lecture méticuleuse est indissociable de la question juridique. La scientificité du droit, longtemps remise en cause, ne repose pas uniquement sur une perception linéaire et matérielle des faits. Elle tient aussi à sa capacité à donner sens, à instituer des limites, à transformer le chaos social en ordre normatif. C’est en cela que le droit protège la société et l’humanité contre leur propre naufrage et leur légèreté.
La parole juridique est une voix ferme qui intervient pour préserver. Elle est proférée par des hommes et des femmes qui savent taire l’émotion au profit d’une logique de justice. Elle ne nie pas l’humain, mais elle le discipline pour que l’arbitraire ne devienne pas la règle. La parole juridique n’est pas la parole juste. Elle en est le corollaire imparfait. La parole juste relève de l’idéal ; la parole juridique, elle, tranche, fixe des limites, établit des normes. Elle crée de la jurisprudence, redéfinit ceux pour qui elle est prononcée, et déploie ses tentacules bien au-delà du cas d’espèce. Elle protège, elle met en garde, elle institue. Celui qui la prononce noie ses émotions au profit d’une cause plus vaste : celle de la grandeur de la race humaine en société.
Mais que vaut-elle aujourd’hui ? A-t-elle déjà exprimé toute l’étendue de son potentiel ?
À cette dernière question, la réponse est oui. Dans plusieurs moments de l’histoire, elle s’est exprimée avec force, non seulement pour dire le droit, mais pour adresser un message à la société : plus jamais ça, plus jamais l’arbitraire, plus jamais la négation de l’homme. Quant à sa valeur actuelle, elle est en constante redéfinition. Ce qui est certain, c’est qu’à cette ère, la parole juridique ne peut plus seulement se dire : elle doit aussi s’incarner en actes.
Car nos sociétés sont travaillées par une parole vaine qui érige, avec une banalité inquiétante, des hiérarchies de l’humanité, banalise l’humiliation, se substitue à la parole vraie, et finit par se déployer comme norme sociale. La désinformation n’est plus un risque : elle s’est installée. Elle tue l’intellect, endort les consciences et fabrique des camps qui s’affrontent dans l’arène des supériorités idéologiques.
Dans ce contexte, la parole juridique a un rôle sociologique fondamental : elle est censée rétablir un langage commun, une grammaire du vivre-ensemble, là où les discours éclatés fragmentent la société. Existentiellement, elle est ce qui rappelle à l’homme qu’il n’est pas tout-puissant, qu’il existe une limite au désir, à la violence, à la domination. Juridiquement, elle produit des effets concrets : elle oblige, elle interdit, elle sanctionne, elle répare. Elle transforme le fait social en qualification juridique et, ce faisant, elle reconfigure les comportements.
Pourtant, la réponse à la question « Que vaut-elle ? » est aussi politique. On ne peut ignorer la proximité du constitutionnaliste et de l’homme politique, les ingénieries constitutionnelles mises au service d’intérêts particuliers, les procédures pénales instrumentalisées pour des règlements de comptes. On pense aussi aux cheikhs législateurs proches des royautés, évoqués par Rûmî, ou encore aux justiciers qui acceptent des présents, dénoncés par le Prophète Muhammad (psl). Ces figures rappellent une même dérive : lorsque la parole juridique cesse d’être au service de la justice pour devenir l’outil du pouvoir, elle perd sa valeur symbolique.
La parole juridique est donc toujours liée à la politique et à l’idéologie qu’elle promeut, parfois malgré elle. Elle est d’abord appréhendée sous cet angle avant même qu’on ne s’interroge sur son sens originel. C’est ce qui explique, sociologiquement, la crise de confiance envers la justice dans de nombreuses sociétés africaines : le droit y est souvent perçu non comme un rempart, mais comme un instrument de domination ou de neutralisation.
Dès lors, on ne peut penser la parole juridique sans interroger la formation juridique elle-même. Avant d’inculquer la théorie et l’architecture des procédures, cette formation devrait faire saisir l’ampleur de cette parole et ce qu’elle implique d’honneur pour celui qui la prononce, et de conséquences pour ceux qui sont appelés à lire le réel et à y faire intervenir le droit. Car oui, le justicier est aussi un lecteur du réel : il observe l’indiscipline, la corruption, la violence symbolique, la désinformation, et il est censé les traduire en langage juridique.
La formation devrait enseigner que le juridique est une “race” non pas biologique, mais éthique dont les membres tiennent une balance destinée à honorer l’homme et à prévenir ses dérives destructrices, déjà visibles à l’ère de l’anthropocène. Il faut une catégorie d’hommes et de femmes conscients de la portée de leur mission, assez clairvoyants pour, à travers le droit, tenter de récupérer des sociétés en dérapage, sans jamais cautionner une quelconque supériorité ou l’édification de normes hors de la loi.
Or, il n’y a pas que la parole raciste qui se décomplexe : il y a aussi celle qui se substitue à l’administratif, à la loi elle-même. Dans nombre de sociétés africaines, l’indiscipline sociale mépris des règles, contournement de l’autorité, normalisation de l’illégalité n’est pas seulement un problème moral : c’est un obstacle majeur au développement. Sans règle respectée, il n’y a ni investissement durable, ni confiance, ni projet collectif viable.
Si l’essence même de son métier est remise en cause, le justicier est alors vidé de ce qu’il est. Et le drame, c’est qu’il peut ne pas s’en soucier tant qu’il est payé. Mais à ce moment-là, la société, elle, s’effondre lentement.
Le basculement promis par le cyberespace, la multiplication des justices parallèles, les actes d’injustice commis sous le silence des justiciers, enterrent ce que l’homme a de plus précieux : sa dignité et sa raison. Elles s’écoulent sous les yeux de tous. Et l’effondrement se rapproche à mesure que le pouvoir judiciaire se mure dans le mutisme. Pourtant, « l’Afrique » a déjà connu des moments où le droit a été pensé comme levier de transformation : dans les années 1990, avec l’ingénierie juridique et les justices transitionnelles, parfois érigées en normes constitutionnelles. Ces expériences montrent que le droit peut participer au développement, non seulement en garantissant des libertés, mais en reconstruisant la confiance, en pacifiant les conflits, en redonnant une boussole morale à la société.
C’est dans cet esprit qu’il faut repenser aujourd’hui la parole juridique et les procédures. Élargir l’auto-saisine, par exemple, pour permettre à certains magistrats de se saisir de toute situation susceptible de porter atteinte à autrui, à la société ou à la cohésion sociale. Une auto-saisine rigoureuse, motivée, encadrée, et contrôlée par une autorité chargée d’en vérifier la légalité. Il ne s’agit pas d’ouvrir la porte à l’arbitraire, mais de combler les silences là où les victimes n’ont pas voix, là où la peur ou la résignation empêchent toute plainte.
Il faut aussi repenser l’architecture du parquet pour que le magistrat ne soit pas seulement un technicien de la poursuite, mais un véritable traducteur du réel en droit. Un acteur capable d’anticiper les dérives sociales et d’y répondre juridiquement, avant qu’elles ne deviennent des normes de fait.
Comme il est parfois crucial de sauver la République, il est aujourd’hui tout aussi crucial de restaurer la parole juridique. Des assises juridiques régionales pourraient rouvrir ce chantier : repenser l’héritage des ingénieries juridiques, interroger le rôle du judiciaire dans la régulation des sociétés africaines contemporaines, et redonner à la justice sa fonction première : veiller, protéger, et sauver la dignité chaque fois qu’elle vacille.
Aissata Ahmedou Tidjane Bal
Juriste en droit publique – Spécialiste de la lutte contre le crime organisé.
Cette analyse n’engage que son auteur et non l’institution qui l’emploie.
(Reçu à Kassataya.com le 25 décembre 2025)
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