Ainsi, les frères Grimm affirmaient qu’il était possible de retracer l’origine des histoires qu’ils avaient collectées sur des milliers d’années, jusqu’aux locuteurs des langues indo-européennes qui sont les ancêtres de l’allemand. Ce qu’ont voulu vérifier la spécialiste en littérature Sara Graça da Silva, de la Nouvelle Université de Lisbonne, au Portugal, et l’anthropologue Jamie Tehrani, de l’université de Durham, au Royaume-Uni. En 2016, ils ont analysé 100 contes de fées racontés par les populations de langues indo-européennes et conservés dans l’index ATU. Ils ont découvert une forte corrélation entre les histoires et les langues dans lesquelles elles étaient véhiculées – ce qui apportait de l’eau au moulin des Grimm. Par exemple, l’histoire d’un forgeron qui berne un démon se retrouve dans tellement de branches de l’arbre des langues indo-européennes qu’ils en ont conclu qu’elle avait pu être contée par des locuteurs du dernier ancêtre commun de ces langues, le proto-indo-européen, dans l’est de la steppe européenne, il y a environ cinq mille ans. Tehrani commente :

“Certains récits populaires peuvent se révéler d’une stabilité remarquable.”

Mais la même règle ne s’applique pas partout. Une autre étude a montré que les similitudes entre les histoires racontées par les groupes de cueilleurs arctiques dépendent moins de la relation entre leurs langues que de la distance qui sépare les communautés. Les auteurs, les psychologues Robert Ross, alors au Royal Holloway de l’université de Londres, et Quentin Atkinson, de l’université d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, ont interprété cela comme la preuve que les histoires s’étaient répandues entre peuples, et que ces emprunts étaient plus susceptibles de se produire entre proches voisins plutôt qu’entre populations plus éloignées les unes des autres. Il paraît logique de penser que l’emprunt ait joué un rôle important dans le développement de contes par le passé, parce que les histoires ont en général évolué plus vite que les langues dans lesquelles ils sont narrés.

Tehrani et ses collègues ont montré qu’il existe également une corrélation entre la parenté des gens et leurs légendes – mais seulement à des distances inférieures à 1 000 kilomètres. Cela reflète peut-être le fait que nos aïeux ne s’éloignaient que peu de leur lieu de naissance, et que les histoires se transmettaient dans le cadre familial.

Jusqu’aux premiers voyages d’“Homo sapiens”

Cependant, dans une nouvelle étude qui doit encore être évaluée par des pairs, ils indiquent qu’il est possible de retracer l’origine de certains mythes jusqu’aux premiers voyages hors d’Afrique d’Homo sapiens, il y a environ soixante mille ans, ce qui suggère que ces gens transportaient ces histoires sur de longues distances. (La légende du forgeron et du démon pourrait elle aussi avoir beaucoup voyagé, et les paléogénéticiens ont d’ailleurs retrouvé des preuves que les plus anciens locuteurs d’indo-européen entreprenaient effectivement de longs périples.) Au-delà de 1 000 kilomètres, la corrélation génétique se dissipe et la proximité géographique prédomine – comme si l’emprunt prenait le pas sur l’héritage. Mais les barrières linguistiques et culturelles ralentissent la diffusion des récits et peuvent causer des ruptures spectaculaires dans le paysage narratif. Selon une analyse conduite par Ross et Atkinson :

“Les contes populaires d’une même culture que l’on retrouve à 100 kilomètres de distance sont, en moyenne, semblables à ceux qui sont séparés par 10 kilomètres dans des cultures différentes.”

Outre l’héritage et l’emprunt, un troisième mécanisme joue peut-être un rôle dans le développement des histoires que nous racontons, la convergence. Autrement dit, des cultures différentes gravitent indépendamment vers les mêmes histoires, simplement parce qu’elles reflètent des dilemmes humains universels. Par exemple, cinq grandes variations sur le thème de Cendrillon sont racontées de par le monde, et, en 2023, le groupe de Tehrani a montré qu’elles échangeaient depuis longtemps des éléments narratifs, comme les croisements entre populations au sein d’une même espèce. Toutefois, quatre d’entre elles au moins semblent être issues de traditions distinctes.

L’approche évolutionnaire culturelle du conte ne fait pas l’unanimité. Tangherlini, entre autres, souligne qu’il n’existe pas de plus petit dénominateur commun équivalent pour l’héritage culturel, dont il serait possible de retracer l’origine dans le temps et dans l’espace. Certaines affirmations suscitent son scepticisme, comme cette étude qui a conclu que les communautés aborigènes australiennes du littoral racontaient les mêmes mythes sur le déluge depuis au moins sept mille ans, soit depuis que le niveau de la mer a monté à la fin de la dernière glaciation – et il croit encore moins que certaines histoires que nous connaissons auraient été partagées pour la première fois il y a plus de cinquante mille ans, en Afrique. “S’agit-il vraiment de la même histoire ?” se demande-t-il.